En 2002, l’UNESCO, agissant en tant qu’agence d’exécution de l’ONU, met en place une « décennie de l’EDD » (2005-2014), dont l’objectif est de stimuler les réformes des systèmes éducatifs formels et informels et des curricula pour accompagner la mise en place des politiques internationales de développement durable. Le développement durable devient l'objet d'un projet promu par les instances de gouvernance internationales et nationales et dans lequel le milieu éducatif est tenu de s’engager (Sauvé, Berryman & Brunelle, 2003). Les États déclinent ensuite leurs stratégies, puis les établissements d’enseignements et les collectivités doivent ouvrir la voie grâce à des dispositifs adaptés (Agendas 21 par exemple en France). Dans le cadre des orientations curriculaires à construire, les chercheurs sont également sollicités par l’intermédiaire des programmes régionaux, nationaux et internationaux de recherche.


Ces orientations curriculaires de l’EDD posent quelques problèmes aux collectifs de chercheurs qui peinent à trouver un consensus. 

En effet, du fait de son caractère politique, le développement durable peut être admis ou contesté et peut devenir dans certains cas un objet complexe à enseigner. Il est alors traité par les uns comme l’évidence d’un devoir de citoyen à accomplir ou par d'autres comme un ensemble de questions socialement vives présentant des risques (Simonneaux & Legardez, 2011). L’émergence des éducations à..., répond à des positionnements épistémologiques et didactiques spécifiques (Audigier & Tutiaux-Guillon, 2008 ; Lebeaume, 2012) dont la légitimité ne va pas de soi (Alpe, 2006 ; Barthes & Alpe, 2013). Il s’agit d’un enseignement thématique et non disciplinaire, ce qui le distingue du modèle standard des contenus scolaires à caractère scientifique validés. Il peut se focaliser sur des problèmes que se pose la société, en même temps qu’il est une réponse à une forme de demande sociale d’éducation. Il accorde une place importante aux valeurs et aux bonnes pratiques. L’UNESCO précise que « l’éducation est un instrument essentiel pour faire évoluer les valeurs et les attitudes, les comportements et modes de vie en les rendant cohérents avec le développement durable » (s.d.). L'éducation au développement durable présente pourtant des risques de dérives, les principales étant le risque de délégitimer l’institution scolaire pour laisser libre cours à l'établissement de curriculums locaux partenariaux faisant possiblement recours à des savoirs non validés ; le risque de légitimer des positions militantes des intervenants sans compétences confirmées ; le risque de légitimer les « bonnes pratiques » (par exemple le tri des déchets) sans recul critique et distanciation, éventuellement avec une visée de responsabilisation culpabilisatrice ; le risque de l’instrumentalisation idéologique au service d’une vision économiciste du monde (Sauvé, 2006) ; le risque de présenter un important curriculum caché allant à l’encontre des compétences réflexives ou critiques des apprenants (Barthes & Alpe, 2013).


CONSTRUCTION CURRICULAIRE DE L’EDD ET POSTURE DES CHERCHEURS FRANCOPHONES

Face à ces constats, il parait important de connaitre les postures – en tension – qui alimentent les débats concernant la construction curriculaire de l’EDD par les chercheurs francophones, lesquels sont principalement issus des sciences de l’éducation et des didactiques de la géographie et des sciences de la vie et/ou de la terre. En effet, lorsque ces chercheurs sont sollicités, leurs postures nourrissent probablement les propositions curriculaires institutionnelles et praxéologiques, et déterminent pour une part les orientations prises (Barthes & Lange, 2017).

 

La première posture, celle des « acceptants », consiste en l'adoption de fait de la notion de DD. Les chercheurs y trouvent une expression favorable à leur travail. Les études menées procèdent de son intégration quasi naturelle, sans véritable distance critique, ni par rapport à cette nouvelle idéologie, ni par rapport aux nouvelles pratiques de recherche dans les sciences de références. Il s’opère une introduction subreptice du terme « durable » comme objet, dans le droit fil de la commande politique, dans une sorte de novlangue dénoncée par ailleurs (Bonneuil & Fressoz, 2013). Cette posture concerne un grand nombre d'études. Ces chercheurs décrivent des expériences de terrain et semblent en adopter les contours, comme si les postures parfois militantes des acteurs allaient de soi et nécessitaient un aval ou légitimation scientifique. Il ne s’est pas véritablement constitué des champs lexicaux spécifiques ou des méthodes particulières autour de cette posture.

 

La deuxième posture, celle des « descripteurs/prescripteurs de nouvelles procédures », consiste à prendre le concept de développement durable pour produire un nouveau mode de connaissance. Il s'agit alors de réévaluer les acquis de la recherche par rapport aux problématiques du développement durable. Un véritable travail d'analyse de la durabilité est fait, mais sans chercher à analyser les fondements sur lesquels le développement durable s'appuie, par un principe d'inférence pouvant parfois induire des lacunes. Cette posture est fréquemment celle des chercheurs qui tentent d’analyser l’introduction de nouvelles procédures, telles que la chimie verte (Ducamp, 2011), les agendas 21 (Lebatteux, 2011), ou leur application par les enseignants (Sarda, 2011). Les nouvelles procédures font alors l’objet d’une description approfondie, permettant de modéliser leur mise en place.

 

La troisième posture, celle des « systémiques », consiste à confronter l’éducation au développement durable à la pertinence des temporalités, des catégories spatiales, et à ses aspects systémiques, pour envisager l’introduction de l’EDD dans sa dimension complexe. Cette posture théorique invite à considérer le développement comme engagé obligatoirement dans des interactions multiples entre lieux, appréhendables à toute une gamme d’échelles allant du local au planétaire, en des rapports de domination ou de concurrence qui signifient conflits, choix collectifs, arbitrages. La posture réaffirme les tensions et contradictions existantes dans le concept et l’urgence d’une définition précise des aires de pertinence de tel ou tel problème. Cette posture est fortement représentée chez les chercheurs qui s’occupent du territoire (Floro, 2011 ; Barthes & Champollion, 2012), tels les géographes ou les économistes qui s’intéressent aux questions éducatives ou chez des didacticiens de la géographie (Tutiaux-Guillon, 2011 ; Audigier, 2011).

 

La quatrième posture, celle des « controverses », consiste pour ces chercheurs à se donner d’emblée l’objectif de construire un objet commun, l’éducation au développement durable, dont les dimensions sociales (représentations, pratiques, controverses, risques) ne peuvent être dissociées. Mais pour que cet objet hybride réponde à l’enjeu de ce qui apparait alors comme relevant d’une utopie politique, il est nécessaire qu’il soit traité comme un problème (ou une question vive) dont il faut démêler le système de causalités complexes et évaluer les possibilités d’évolution vers des solutions conciliant des objectifs souvent contradictoires, voire incompatibles entre eux. En effet, l’éducation au développement durable incite à centrer l’interrogation éducative autour d’un problème, ou d’une question socialement vive, porteuse de controverses (Urgelli, Simonneaux & Le Marec, 2011), de risques, et d’innovation pédagogique comme en témoigne l’introduction des jeux de simulation par exemple. Ce courant est très représenté par les travaux menés à Aix et Toulouse (Legardez & Simonneaux, 2006 ; Simonneaux & Legardez, 2011) et partiellement repris chez les chercheurs québécois (Bader, Arseneau, Therriault & Lapointe, 2012).

 

La cinquième posture, la « posture critique », s'inscrit dans un contexte où l’éducation au développement durable s'impose comme cadre de référence dominant et invasif. Dès lors que l'action éducative est mise au service d'un développement que l'on souhaite durable, cela interroge son sens, ses finalités et ses valeurs (Girault & Sauvé, 2008). Cette posture induit un recul face aux injonctions internationales par l'analyse des pratiques qui en découlent, et s’ouvre à des postures alternatives (Barthes, Zwang & Alpe, 2012 ; Girault, Jeziorski & Zwang, 2012). Ce courant est très bien représenté dans le courant québécois (Sauvé, 2006) et dans la sphère anglo-saxonne (Jicking, 2009 ; Jicking & Wals, 2008).

 

La sixième posture, « didactique », s’intéresse plus spécifiquement à la construction curriculaire, ses difficultés et ses potentialités, en explorant les différentes postures possibles (Lange & Martinand, 2011 ; Lange, 2012 ; Lebeaume, 2012). Se développent également des tentatives d’intégration de modalités d’enseignement alternatives, avec souvent l’idée d’une construction curriculaire différente. Dans cette posture, il est souvent fait mention de la formation des enseignants et des transformations ou des difficultés disciplinaires rencontrées (Lange, 2014 ; Vergnolle-Mainar, 2011 ; Audigier, 2011). Elle peut prendre racine dans les différents courants présentés précédemment comme par exemple le courant critique (Brière, Sauvé & Jicking, 2011) ou la posture des controverses (Simonneaux & Simonneaux, 2012). Elle peut aussi présenter un versant épistémologique (Albe, 2012 ; Barthes & Alpe, 2012 ; Lange, 2014).

 

La caractérisation de ces postures permet une grille de lecture de ce qui se passe à un moment donné dans la noosphère et des choix doctrinaires fondamentaux qui risquent d’orienter le travail didactique au sein de l’EDD. Ces postures doivent être considérées comme un modèle situé (francophone, daté de la période 2010-2015) constituant un outil de travail dans l’analyse des éducations au développement durable qui se mettent en place. Il n’en reste pas moins qu’un chercheur à titre individuel présente un caractère plus complexe. Un individu ne s’inscrit pas définitivement dans une seule posture, celles-ci peuvent se combiner entres elles et évoluent au fil du temps.

 

BARTHES, Angela

Université Aix-Marseille, Marseille, France

 

Extrait de: Barthes (2017). Education au développement durable. In Barthes, A. Lange, J-M. et Tutiaux-Guillon N. (dir.) (2017). Introduction. Dictionnaire critique des enjeux et concepts des éducations à, L’Harmattan, Paris, 617 p.


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Ce texte reprend pour partie la publication téléchargeable ci-dessous :

 

Pour citer ce texte: Barthes (2017). Education au développement durable. In Barthes, A. Lange, J-M. et Tutiaux-Guillon N. (dir.) (2017). Introduction. Dictionnaire critique des enjeux et concepts des éducations à, L’Harmattan, Paris, 617 p.


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