Depuis plus de vingt ans, les études portant sur l’histoire du patrimoine et des processus de patrimonialisation ont insister sur son rôle politique et social. En se basant sur les arguments développés par ces différentes auteurs, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, il est ainsi possible de déterminer au moins trois grandes dynamiques d’utilisation identitaire du patrimoine. Ces dernières se produisirent, d’une part, à la fin du 19e et au début du 20e siècle, parallèlement à l’affirmation des Etats-Nations, et, d’autre part, à partir des années 1960 et 1970 dans un contexte marqué à la fois par un retour vers les identités communautaires et locales, mais aussi par l’émergence d’une société postindustrielle au sein de laquelle le patrimoine sera perçu comme favorisant le développement d’une nouvelle économie de service. Il convient de noter que ces différentes logiques ne sont cependant pas exclusives entre elles. Au contraire, selon les contextes, elles peuvent parfois se superposer, tout en se perpétuant jusqu’à l’actualité. Par ailleurs, ces logiques se retrouvent dans l’ensemble des contextes occidentaux, bien que leur date approximative d’apparition puisse diverger selon les pays et leurs spécificités politiques et socioculturelles.


Il est généralement accepté que le premier usage identitaire du patrimoine naîtra au cours des 19e et 20e siècles, lorsque ce dernier jouera un rôle décisif dans la création et la configuration des récits nationaux, sur la base principalement de critères à la fois romantiques et libéraux. La sélection d’un corpus patrimonial (alors limité aux « monuments historiques »), protégé par les législations se mettant en place à cette époque, permit en effet de définir un récit national basé sur une histoire et des symboles communs permettant d’inscrire le destin collectif dans une continuité spatio-temporelle. Les études de ces liens entre le patrimoine et la naissance des Etats-Nations insistèrent notamment sur le rôle joué dans cette dynamique par les musées, créés à cette même époque, et permettant la diffusion de ces récits. Ces institutions constitueront en effet des espaces symboliques de représentation de la société, mais aussi des lieux de diffusion de valeurs, civiques et morales. Les « reliques » et les symboles de la nation naissante y seront en effet exposés, afin de favoriser l’éveil du sentiment national. Selon les spécificités de chaque contexte, ce dernier pourra se baser sur une vision universalisante à partir de l’exposition d’oeuvres d’art en tant que vecteurs d’instruction et d’émancipation citoyenne, sur le modèle des Lumières. Dans d’autres contextes cependant, cette identité pourra également se baser sur une approche particulariste, où le folklore et les traditions populaires seront mises en avant et exposés dans le musée en tant que reflets de « l’esprit du peuple » particulièrement recherché par l’esprit romantique (Photo 1) Notons que ces référents patrimoniaux seront depuis lors constamment réinterprétés et ouverts à de nouveaux critères afin d’accompagner l’élaboration de nouveaux récits nationaux, notamment autour de la diversité culturelle et du multiculturalisme à la fin du 20e siècle (Photo 2). Ce premier usage du patrimoine dans la construction d’une identité nationale continue dans ce sens d’être une réalité, au côté de la définition d’une mémoire collective présente dans la sphère éducative, les médias, mais aussi dans les mémoriaux, les lieux de mémoire ou encore les noms des rues et places des capitales nationales.

Au sein de ce premier usage éminemment politique de ce que l’on considère à proprement parler, depuis les années 1960, comme le patrimoine, la protection de la nature jouera également un rôle particulier dans la conformation d’un imaginaire national sur les territoires. Les premiers réserves naturelles seront en effet créés en Amérique du Nord au cours du troisième tiers du 19e siècle, sur la base du parc national de Yellowstone, afin de protéger des actions humaines et du développement ce qui était alors perçu comme des « sanctuaires » d’une nature sauvage et indomptée. En Europe, des sites et monuments naturels furent également inscrits et classés dès le début du 20e siècle en lien avec de nouvelles législations, sur la base principalement de critères esthétiques voire artistiques, paysagers et « pittoresques ». Au sein de cette conception de la nature, certains sites géologiques seront également protégés dès le milieu du 19e siècle, tels que les blocs erratiques, puis au cours du 20e siècle, tout particulièrement pour leur aspect artistique. Cependant, en ce qui concerne notamment le cas de la France, le classement de ces éléments restera limité jusqu’à la fin des années 1970.


Suite à ce premier « usage » du patrimoine, une seconde logique émergera au cours des années 1960, et tout particulièrement 1970, alors que nos sociétés étaient marquées par un profond « tournant identitaire » incarné par des demandes politiques de reconnaissance de spécificités à la fois culturelles, ethniques, sociales et sexuelles. En effet, suite à une profonde critique à l’ordre établi doublée d’une perte progressive de la croyance dans les grands récits nationaux et politiques des 19e et 20e siècles, une nouvelle phase de patrimonialisation émergea, avec la volonté d’inscrire ces communautés dans le temps et d’en légitimer l’existence au travers de la mise en valeur de leurs référents patrimoniaux et culturels. Portés par des associations et des mouvements sociaux, mais aussi parfois par les pouvoirs publics, le patrimoine ainsi que sa mise en exposition au sein d’institutions spécifiques seront en effet perçus comme une manière de favoriser « l’empowerment « ainsi que le développement socioculturel, des communautés aux Etats-Unis post-ségrégationnistes, des minorités ethniques au Canada, des municipalités et espaces ruraux en Espagne post-franquiste, ou encore des régions dans le contexte de progressive décentralisation en France (Photo 3)

Parallèlement à cette mise en valeur d’un patrimoine jusqu’alors inexistant, la vague de néo-ruralisation des années 1960 ainsi que la remise en cause d’un système économique potentiellement nuisible pour l’environnement (rappelons-nous de l’émotion suscitée par les premières grandes marées noires sur les côtes européennes au cours des années 1960), influenceront l’émergence d’une nouvelle conception du développement, mais aussi d’une prise en compte plus générale de la fragilité de la nature. En France, la création des Parcs naturels régionaux à partir de 1967 illustrera tout particulièrement cette conception et nourrira ce que la Sommet de la terre de Rio de Janeiro institutionnalisera, plus de vingt ans plus tard, comme le développement durable. Au sein de ces parcs, la nature, les paysages, le secteur économique et culturel seront perçus comme spécifiques aux territoires et constitutifs de l’identité même de ses résidents, impliquant dès lors sa prise en compte au sein des politiques urbanistiques et sociales, au travers d’une gestion raisonnée et participative. Cette logique s’est depuis lors prolongée, et ce jusqu’à l’actualité, en donnant parfois naissance à des mouvements sociaux communautaires pouvant s’affronter à l’Etat et aux collectivités territoriales lorsque l’action de ces dernières est perçue par les populations locales comme mettant en péril des éléments culturels et patrimoniaux constituant une part intégrante de leur identité. De nombreux exemples de ce que l’anthropologue Daniel Fabre a qualifié « d’émotions patrimoniales » émergent en effet régulièrement de par le monde, poussées par une volonté commune et citoyenne de protection du patrimoine (Photo 4)

Enfin, dans le même temps, l’aggravation économique liée au processus de désindustrialisation qui toucha l’ensemble des pays occidentaux au cours des années 1970, en emportant avec elle tout un système économique et social, donnera lieu à une troisième logique de mise en valeur du patrimoine en tant que support des identités. Dans le contexte de développement d’une société de service postindustrielle, le patrimoine, l’histoire mais aussi plus globalement les identités territoriales seront perçues comme des ressources permettant l’émergence d’une nouvelle économie touristique, tant urbaine que rurale, ainsi que la création d’opportunités d’emploi pour les jeunes générations. Cette conception sur l’usage du patrimoine, qui dépassera sa valeur d’existence, ainsi que cette « mercantilisation » des identités en tant que ressources économiques, permettra en effet d’expliquer la vague « d’hyperpatrimonialisation » qui aura lieu à cette époque, alimentée en grande partie par les pouvoirs publics, par les institutions internationales mais aussi par des actions privées et associatives.


Tout, ou presque tout, deviendra dès lors potentiellement patrimonialisable afin d’appuyer la mise en place de récits touristiques et économiques, tout en les enracinant dans l’histoire, en tant que principal garant symbolique de leur « authenticité ». On verra en effet une très nette augmentation du nombre de sites patrimoniaux inscrits, classés ou inventoriés, d’écomusées et de musées de tout genre, ainsi que l’émergence de nouvelles catégories de patrimoine (Photo 5). Les réserves naturelles seront également multipliées, au sein desquelles seront postérieurement inventoriés un certain nombre de géosites à partir des années 1990 et 2000, suite notamment à la déclaration de Digne puis à la mise en place des inventaires du géopatrimoine dans de nombreux pays européens. En réinterprétant les territoires, notamment désindustrialisés, au travers de la mise en valeur de son patrimoine, l’activité touristique tentera ainsi de plus en plus de favoriser l’expérience du visiteur sur le territoire, en lui offrant la découverte de son histoire, de son mode de vie, de ses spécificités culturelles, mais aussi de ses produits locaux, artistiques et/ou artisanaux, dont les spécificités pourront par ailleurs être mis en valeur au sein de musées ou centres d’interprétation (Photo 6).

 

Cette logique sera encore en outre renforcée au cours des années 1990 et 2000, lorsque le patrimoine culturel et naturel servira de base à la mise en valeur des territoires, en permettant notamment de les situer au sein de la compétition existante entre les destinations touristiques. Alors que la diversité des expressions culturelles sera perçue dans le même temps comme une richesse pour l’humanité, au travers notamment de l’action de l’Unesco, la culture et le patrimoine joueront en effet des rôles de premier plan dans le développement du marketing territorial et du « place branding » visant non seulement à attirer des visiteurs, mais aussi des investissements et de nouveaux résidents aux conditions économiques plus aisées (Photo 7). Les différents labels de l’Unesco joueront serviront notamment ici à visibiliser ces territoires, au travers de leur force symbolique et de leur potentiel d’attractivité, alors que la participation des habitants des territoires sera perçue comme fondamentale dans le fonctionnement et la gestion de ces sites, en devenant les ambassadeurs de leurs territoires. Ce sera tout particulièrement le cas de la liste du patrimoine mondial, en constante augmentation depuis sa création en 1972. Ce sera également le cas d’autres types de labels de l’institution onusienne, à l’image des géoparcs, qui permettront à certains territoires, peu valorisées jusqu’alors, d’être visibles grâce à la mise en valeur de leurs ressources géopatrimoniales et de la création d’une image de territoire basée sur l’histoire de la terre.

 

Fabien VAN GEERT

Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

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