"L'HABITAT MARQUISIEN EST UN EXEMPLE D'ADAPTATION À LA MORPHOLOGIE PARTICULIÈRE DES ÎLES, CONFORME, DANS SON PRINCIPE FONDAMENTAL À LA TRADITION CULTURELLE DES OCÉANIENS. DE LA PERCEPTION PAR LES POLYNÉSIENS DE CET ENVIRONNEMENT QU'ILS FAÇONNENT À L'ANALYSE SCIENTIFIQUE DE L'ARCHÉOLOGIE QUI DÉCRYPTE CE « PAYSAGE CULTUREL», CET ARTICLE ÉVOQUE LE FRUCTUEUX DIALOGUE QUE L'ARCHÉOLOGUE ENTRETIENT AVEC LES POPULATIONS INSULAIRES. IL DISCUTE ÉGALEMENT DU RÔLE DU CHERCHEUR ARCHÉOLOGUE DANS LA REDÉCOUVERTE ET LA VALORISATION DE CE PATRIMOINE ANCIEN POUR RENFORCER L'IDENTITÉ OCÉANIENNE D'UNE SOCIÉTÉ EN MUTATION." (OTTINO, 2014, PP.81-90)


Archéologie d'intérieur

Contrairement aux constructions récentes, habituellement érigées en matériaux métalliques avec dalle de ciment, les sites archéologiques sont « naturels », anciens, érigés avec des matériaux et des moyens locaux, sur un relief qui n’a pas été foncièrement modifié, au sein d’une végétation dense, retournée à la nature et qui conserve nombre d’arbres pluriséculaires et majestueux. L’étude et la mise en valeur de ces sites sont suffisamment avancées pour que chacun les connaisse, se sente concerné et les apprécie. Le nombre restreint de personnes sur l’archipel, l’étendue des parentèles, fait que chacun est impliqué, directement ou indirectement. Cette archéologie de « plein air », avec prospections, relevés, études, fouilles, restaurations, mises en valeur, a ainsi permis à la population, nous l’avons déjà dit, de se réconcilier avec cette discipline, avec son passé, son patrimoine. C’est donc à partir de cet acquis et afin de proposer une valorisation supplémentaire, moins immédiate et spontanée pour ces gens qui vivent bien plus dehors, au sein d’une nature omniprésente, qu’une salle patrimoniale a été préparée à Hatiheu. L’idée de cette salle - sorte de musée plus modestement appelée salle patrimoniale, haè ènana ou te haè hakavaiìa haìna kakīu -, est à la fois récente (ouverte en 2011), et ancienne puisqu’elle remonte à près de 20 ans. Cette idée ne vient pas de nous et, s’il est évident que le musée est une institution originaire d’Europe, dont Yvonne Katupa connaît le rôle et a visité plusieurs bâtiments, cette femme, maire déléguée du nord de l’île de Nuku Hiva, avait depuis longtemps recueilli des pièces archéologiques, lithiques généralement, les autres objets ayant quasi disparus localement. D’autres personnes lui apportaient également des pièces et elle se tenait informée afin que des trouvailles ne soient pas vendues par les Marquisiens ou emportées par des personnes de passage… Son idée était, et avant même que ces sites ne soient dégagés et étudiés, de trouver une salle pour exposer ces objets. Elle le fit d’abord par une vitrine, réformée et offerte par le musée de Tahiti et des îles, qu’elle installa dans la toute petite mairie de la vallée. Les artefacts lithiques les plus grands, les plus lourds, restaient dehors, dans le petit jardin ouvert devant sa maison, à la vue et au toucher de tous. Cette vitrine exposait des objets que chaque Marquisien connaissait déjà : lames d’herminettes, pilons, poids de pêche et quelques rares hameçons de nacre alignés sur les 4 étagères de verre. L’idée d’Yvonne n’était pas de se contenter d’une vitrine, mais d’en obtenir d’autres et de consacrer un plus grand espace à ses trouvailles. Sa volonté était de conserver ces pièces sur place, afin que la population ait accès à sa propre culture. Pourquoi existait-il de grands musées ailleurs, riches de pièces marquisiennes, alors qu’ici, sur place, cela n’existait pas, comment se fait-il que des ventes d’objets avaient lieu aux Etats-Unis, en France, en Angleterre… et qu’il était impossible d’en acheter ! Ne pouvait-on pas faire préemption ? C’est ainsi qu’elle s’est de plus en plus intéressée au passé, son passé, sa culture, qu’elle a toujours accueilli les archéologues, tout en s’en méfiant cependant. Ceux-ci cherchaient et découvraient des objets, mais il ne fallait pas qu’ils les emportent, comme cela se passait, et se passe encore à présent. Elle savait que les objets qui partaient ne revenaient pas, ou pas tous.

Comme il n’existe pas de musée digne de ce nom aux Marquises, ni même de dépôt de fouille, tout objet découvert par un archéologue ne peut légalement pas rester sur place. Il doit partir pour être étudié, puis conservé dans de bonnes conditions au musée de Tahiti et des îles. En réalité les choses ne sont pas aussi draconiennes et des objets, après inventaire et analyse, reviennent sur place. Le musée de Tahiti et des îles a parfois aussi envoyé des photos, des panneaux, fait monter des pièces trouvées aux Marquises, pour qu’elles y soient exposées… mais la confiance envers ces institutions et les archéologues n’était pas totalement assurée. Ce sentiment était loin d’être spécifique à Yvonne, mais général sur l’archipel, plus ou moins ouvertement exprimé. C’est également pour cela que l’étude des sites de surface, avec peu de fouilles, fut privilégiée. Outre l’intérêt archéologique de ces structures d’habitat de surface, elles demandaient un travail de recherche qui, nous l’avons déjà dit, révélait les choses sans les prélever, était particulièrement visible en étant sous le regard de tous, et permettait ainsi à chacun de s’y intéresser et d’y participer concrètement. Cette recherche permit à chacun de re-découvrir sa culture, de s’y réconcilier ainsi qu’avec l’archéologie. Dans ces îles où traditionnellement on vit plus à l’extérieur qu’à l’intérieur, il était plus facile de familiariser les Marquisiens par ce travail de terrain, que des travaux d’intérieur. Ainsi ce n’est qu’une fois ce travail accompli (très partiellement proportionnellement au nombre considérable de vestiges), une fois ces sites et cette archéologie de « plein air » mieux connus et appréciés, que l’on pouvait plus facilement s’intéresser aux fouilles et à la mise en valeur d’objets que l’on ne pouvait guère exposer et conserver dehors. Il était alors plus aisé et « logique » d’en montrer un autre aspect, à priori moins spontané aux Marquisiens : la visite en intérieur, dans un lieu clos. C’est ainsi que la salle, bien qu’envisagée très tôt, ne se réalisa qu’après et à la suite des travaux de terrain et des recherches archéologiques. Le grand avantage aussi était qu’avec d’autres sites ailleurs sur l’archipel, celui tout proche de Kamuihei-Teiipoka avait été dégagé, étudié et en partie restauré depuis plusieurs années, c’était un des sites archéologiques mis en valeur le plus prestigieux de l’archipel et qui devenait un des plus connu et apprécié. Il avait déjà accueilli deux festivals (et depuis, un 3 ème , en décembre 2011), plusieurs délégations, de nombreux touristes, avait fait l’objet de plusieurs reportages… La qualité et l’étendue des structures, leur richesse et variété, le temps, le travail, l’argent aussi qui y avaient été consacrés, son entretien régulier, la volonté de l’intégrer à la liste des sites proposés au patrimoine mondial de l’Unesco… tout cela justifiait la poursuite de sa valorisation. La salle apparaissait ainsi comme un élément complémentaire aux travaux déjà effectués. Elle se justifiait d’autant plus que les objets qu’elle allait présenter provenaient en grande partie de la vallée, découverts sur le site même lors des travaux effectués, ou par hasard lors d’autres activités. D’autres objets provenaient de dons, la plupart trouvés dans la vallée ou des vallées voisines.

Salle patrimoniale, partage et transmission

Le site connu et visité, en dehors mais près du village actuel de Hatiheu (à plus d’1km), la salle allait s’établir dans le village même, pas loin du rivage. Construire un bâtiment étant onéreux, il fallut attendre l’inauguration de la nouvelle école de la vallée, fin 2010, pour récupérer les anciens locaux, les rénover succinctement, afin de disposer d’un bâtiment utilisable. Le but de cette salle patrimoniale, est donc de donner à voir ce qui est difficile ou impossible sur le terrain, de donner à voir en un seul lieu, un éventail de pièces habituellement dispersées, au sein des familles, ou de musées et collections dans des pays lointains… et, de fait, quasi inaccessibles. Cette salle constitue aussi un autre lieu de visite et de découverte, assurant une complémentarité entre terrain et salle, extérieur et intérieur. Elle apparaît ainsi comme une étape supplémentaire dans la valorisation patrimoniale avec, cette fois ci, une familiarisation avec une structure muséale. Elle présente des objets, provenant de découvertes fortuites ou non, de dons et de prêts, ainsi que des panneaux explicatifs. C’était l’idée de base, et on pouvait trouver de telles salles ailleurs aux Marquises, plus ou moins élaborées.

L’idée de musée existe bel et bien sur l’archipel, mais est plus ou moins intégrée par la population et ses dirigeants. Pour la salle de Hatiheu il est évident qu’il n’y avait pas, au départ, autant d’objets que pour le « musée » de Taiohae ou de Ua Huka. En outre le but n’était pas de faire la même chose, mais de faire avec ce dont nous disposions. Nous voulions également que cette salle soit davantage en accord avec ce qui avait été valorisé dans la vallée, qu’elle renvoie au site plus à l’intérieur des terres. Il s’agissait aussi d’offrir autre chose que ce qui existe ailleurs, afin de diversifier, si possible, ce qui pouvait être présenté, donné à voir et à comprendre au public. C’est, entre autres, pour cela que des moulages furent effectués. Ce projet remonte également à plusieurs années, son but était de donner à voir une part de l’art lithique marquisien, qui est peu connu en dehors des tiki, dont tout le monde parle en Polynésie, et dont bien des exemplaires ont traversé les océans. Le site de Kamuihei-Teiipoka étant très riche en pétroglyphes, et pauvre en tiki, c’est tout naturellement sur ceux-ci que l’attention se porta. Le rocher, de 5m de long, fut choisi pour plusieurs raisons : il présentait de nombreux motifs géométriques et animaliers ; parmi les 100 rochers répertoriés et relevés sur le site, c’était le seul à porter des dessins de tortues ; il se trouvait dans la partie la plus haute du site, soit un espace dédié au religieux et au funéraire ; des fouilles antérieures avaient mis au jour des crânes humains déposés avec des ossements de tortue. Ces éléments, alliés à l’importance symbolique de la tortue dans l’imaginaire polynésien (passage de la mer à la terre, du monde des ancêtres à celui de vivants, moyen de rejoindre l’Havaiki ou monde de l’au-delà…), donnaient une importance particulière à ce rocher et ses motifs gravés. En dehors de la beauté et de l’identification des tracés, leur valeur symbolique permettait également de passer d’une simple observation à une interprétation intéressante, étayée par divers indices, scientifiques, topographiques et ethnologiques, conciliant archéologie et tradition orale… Un autre élément, du choix de ce rocher, fut la dégradation de ses tracés due à des grattages intempestifs par des visiteurs peu soigneux. Il devenait ainsi urgent de faire quelque chose. À défaut de protéger l’original (manque de moyens et de personnes), il pouvait être partiellement sauvegardé en en faisant une copie fidèle. Les visiteurs pourraient ainsi admirer l’original dans son contexte, en visitant le site, et apprécier sa copie exposée dans un lieu plus accessible, avec un éclairage et des informations appropriés.

Le moulage de ce rocher, effectué avec le responsable de l’atelier de moulage de l’université Pierre et Marie Curie (Claude Tribouillard), spécialiste reconnu travaillant dans une optique patrimoniale, permit d’offrir une pièce originale et de choix à la salle. Le travail de moulage, de préparation, des différentes opérations ne passa pas inaperçu, d’autant plus qu’il prit du temps et que cette opération était nouvelle sur l’archipel par son ampleur (moulage d’un seul tenant d’une surface verticale d’environ 8 m2). Cette nouveauté, ce manque de discrétion par l’accessibilité du site, soulevaient intérêt et curiosité ; la durée des opérations… permit à nombre de personnes de suivre les différentes étapes, commenter, questionner et, à certaines, d’y participer plus concrètement. Ce long travail, remarquable et remarqué fut ainsi gage d’implication et de succès. L’implication locale était quasi obligatoire. Certaines opérations ne pouvaient se faire sans une participation. Ainsi, le transport sur 2 km de la chape du moule en plâtre charpenté, ne put se faire qu’à pied, porté par une vingtaine de personnes, du site à la piste, puis sur la piste même car son état était trop chaotique pour en assurer le transport par véhicule. Cette visibilité et participation contribuaient à l’adhésion de la communauté. Et ce d’autant plus qu’à l’étonnement de certains, le moulage n’était pas destiné au musée de Tahiti, ni même à Taiohae, la « capitale » de Nuku Hiva, mais à la salle patrimoniale de Hatiheu, dont on finissait seulement les peintures. La suite des opérations : tirage, transport du positif, installation dans la salle, patine, mise en place des objets, décoration… toutes ces étapes nécessitèrent, encore, la participation des uns et des autres, par choix comme par nécessité, les moyens dont nous disposions étant très limités. Options d’installation, endroit, disposition, supports, luminosité… tout se décida sur place et en discussion, puisque l’on devait s’adapter à des locaux déjà construits, à l’origine dans une optique différente que pour un musée. En dehors des prévisions et de la vision générale du projet, la nouveauté, l’improvisation, le hasard et la nécessité, les aides bénévoles, jouèrent un rôle non négligeable dans l’apport et la disposition des objets, l’organisation et l’appréciation de cette salle par la population.

Prévision, hasard et improvisation

Le hasard et le bénévolat vinrent ainsi en relais des volontés, préparatifs et prévisions… Le hasard de l’actualité (vandalisme), et l’émotion qui s’en suivit, nous amenèrent à effectuer également le moulage d’un grand tiki de Taaoa, sur l’île de Hiva Oa, alors que ce n’était pas prévu lors de cette mission. Le tirage de ce tiki, après accord des propriétaires du terrain, est exposé dans la salle de Hatiheu en face du moulage du grand rocher à pétroglyphes. Tous deux symbolisent ainsi les 2 types emblématiques de l’art lithique marquisien (statuaire et pétroglyphe) et permettent, dans la même salle de présenter une pièce de l’île principale du groupe nord des Marquises et une pièce de l’île principale du groupe sud, associant ainsi l’archipel en un même lieu et concrétisant la solidarité inter-insulaire de ses habitants. Ces deux pièces ont des points communs qui se confortent : les originaux sont tous deux disposés sur la partie la plus élevée et donc la plus tapu -tabou- de leur site respectif qui s’étend sur plusieurs hectares et concentre habitations, structures communautaires, religieuses, funéraires, fosses-silos, murets, etc., avec une végétation aux essences remarquables. Tous deux ont également subi des actes de vandalisme qui ont oblitéré voir détruit une part de leurs tracés. Ces moulages, qui ne sont donc pas fait pour avoir le seul plaisir de disposer de pièces remarquables en collection, permettent aussi de montrer qu’il est possible de préserver, d’exposer une œuvre sans forcément la prélever, la déplacer, l’enlever, même si cette possibilité peut être envisagée. Ils montrent aussi, selon des perspectives et projets futurs, qu’un second tirage permettrait de faire voyager, de faire connaître ces œuvres ailleurs. Ce qui pourrait assurer des échanges fructueux et à double sens, entre le pays « émetteur » et le pays « receveur », l’un et l’autre ayant tout à gagner d’une réciprocité équilibrée1.

Dans un tout autre domaine, le but des moulages était également de « relancer » l’intérêt pour le patrimoine culturel auprès des décideurs. En effet, à une époque ou prime la biodiversité qui focalise les politiques et oriente les budgets, la culture apparaît comme le parent pauvre des programmes de recherche et d’inventaire. Alors que le upe, carpophage endémique des Marquises, est inscrit sur la liste rouge de l’UICN, aucune mesure ni information réelle n’existe pour la protection des sites archéologiques, ou de la statuaire en Polynésie française. Ils sont pourtant non seulement « endémiques » de l’archipel, mais tel tiki ou tel paepae est lui-même « endémique » de telle île, telle vallée et tel site. Il n’y en a pas deux pareils, chaque élaboration humaine étant en effet spécifique, unique, voir exceptionnelle. Ces moulages permettent aussi d’atteindre, par les pièces choisies, concrètes et matérielles, la part d’immatérielle inhérente à ces œuvres, de révéler, par cette présence physique, un pan de la pensée, du symbolisme et de l’imaginaire des populations qui les ont élaborées. Ils permettent ainsi en montrant la beauté, l’importance et la fragilité de ces créations de s’interroger sur les insuffisances notoires de la législation et des mesures locales quant à leur protection, leur préservation pour les générations futures. Alors que les tiki marquisiens, comme le tatouage, les sites archéologiques, certains paysages sont largement utilisées comme images d’appel pour la promotion, non pas des seules Marquises, mais de toute la Polynésie française, qui plus est à l’heure d’une inscription Unesco, ce déficit de protection et de mesures appropriées pointe l’urgence d’y remédier.

La scénographie, ou tout simplement la décoration, l’habillage des moulages et de la salle, dépendit de l’espace disponible et là aussi d’une part de hasard. S’il était prévu de ne pas laisser le moulage du tiki monté sur des pieds artificiels, la construction d’une partie de paepae pour le supporter (comme c’est la cas pour l’original), se fit avec de vraies pierres collectées dans les environs mais jamais prélevées sur des sites. Certaines, dispersées dans des jardins, furent demandées aux propriétaires qui ne firent pas d’objection pour qu’elles soient utilisées… Le moulage du grand rocher quant à lui, après disposition et fixation dans la salle, puis patine avec des pigments naturels, se détachait sur deux pans de mur blanc en arrière plan, plusieurs propositions furent envisagées. Devant l’impossibilité, le coût ou la difficulté de certaines, le choix se porta sur une peinture murale. Faire quelque chose d’identique au paysage naturel… il suffisait d’aller à l’extérieur pour y être baigné ! Par facilité aussi, le choix inclina vers quelque chose de plus simple, plus épuré et plus « moderne » ; c’est ainsi que de larges bandes verticales juxtaposées, de couleurs unies que l’on trouve sur ces lieux furent retenues, avec quelques dessins stylisés de feuilles et fruits, racines et rares motifs de pétroglyphes. Ces peintures une fois faites, l’espace vide derrière le moulage fut occupé par de hauts tronçons débités dans un tronc provenant du site, qui furent traités, et certains peints… Quelques gros blocs de pierre furent disposés pour habiller et cacher les pieds supportant le moulage. Tout cela se fit donc sur le terrain, dehors, devant et à l’intérieur de cette salle. Le lieu ouvert et l’accès libre autorisait, suscitait même tout passage et toute proposition d’idée, d’aide... Cette mise en scène simple permettait donc d’habiller le moulage et d’introduire d’autres matériaux (pierres, bois, peinture et terre mélangée…), d’offrir une œuvre qui, à la fois étonnait et séduisait par son originalité, sa « nouveauté » sur place où aucun autre exemple de ce type n’existait. La décoration déjà envisagée antérieurement, fut réalisée lors de la venue, non prévue, d’une artiste qui avait vécu il y a 20 ans sur l’archipel et qui, avec son mari, revenait pour ainsi dire en pèlerinage sur l’île (Caty et Gilbert Banneville). Prévision et hasard se conjuguèrent pour aboutir rapidement à cette présentation.

Une autre fresque fut envisagée un peu de la même façon, au fil des travaux et de leur avancée, au fil des rencontres, suite aux opérations de moulage sur le terrain qui attira, entre autres, une personne établie dans la vallée avec son compagnon (Hélène Joyeux et Jérémy Maruhi). Le mur pignon, aveugle et extérieur de la salle patrimoniale présentait une large surface peinte en blanc. Une fresque aurait l’avantage de l’illustrer, tout en décorant cette façade en la rendant plus attractive, visible de loin et baliserait ainsi l’accès à la salle. La fresque fut peinte, après discussion et avec une large confiance réciproque. La peinture dura plusieurs jours et chacun pouvait voir l’avancée des motifs, un Marquisien(Teiki Pahuatini) y participa, notamment par l’ajout de motifs inspirés du tatouage, alignés sur le bord des vagues peintes en bleu. En effet cette fresque faisait une large place aux vagues de l’océan qui permit aux Polynésiens d’atteindre leurs différentes patries (et aux fils de cette femme de devenir des champions de surf). Vagues, terre et végétation caractéristique furent ainsi stylisées, avec un énorme soleil rouge et la silhouette d’une frégate, cet oiseau de mer majestueux qui, avec d’autres, aidèrent les navigateurs à découvrir ces îles inconnues… La modernité de cette fresque, avec des couleurs lumineuses, toutes autres que celles de l’intérieur de la salle, la stylisation de ses éléments bien que très reconnaissables, la part de tradition et de création, suscitèrent également curiosité, intérêt et appréciation du résultat. Là encore la visibilité et le temps imparti à cette réalisation permettaient de s’y impliquer et d’y participer, passivement ou activement…

En dehors de ces fresques, la disposition des vitrines tint bien sûr compte des objets, de l’espace et de la lumière de cette salle patrimoniale de 200 m2. Elles furent disposées, déplacées, orientées à plusieurs reprises avant de trouver leur place qui, cependant, peut encore varier selon les apports. Les objets exposés proviennent pour une grande part de la collection d’Yvonne. Une deuxième part importante est constituée d’une partie de la collection de l’évêché. En dehors de ces deux dépôts majeurs, des Marquisiens apportèrent des pièces qui, comme les autres, furent photographiées, inventoriées, décrites et pour la plupart, exposées (environ 500 pièces). La majorité des pièces étant lithiques, nous avons pu obtenir par la suite des objets en bois. Non pas d’une grande ancienneté (il n’en existe pour ainsi dire plus sur place), ces objets remontent tout de même aux années 1950/60 soit au moment où les Marquisiens se mirent de nouveau à sculpter le bois. Ils témoignent donc du renouveau de la sculpture et permettent d’observer son évolution jusqu’aux formes actuelles.

Des panneaux et kakemono furent également obtenus du musée de Tahiti et des îles, qui avait monté, il y a quelques années, une exposition temporaire sur le tatouage, largement inspirée du livre que nous avions écrit : Te patu tiki. L’art du tatouage aux îles Marquises (Ch. Gleizal éd.). Ces panneaux permettent de toucher à de larges pans de l’ancienne société marquisienne. Quelques coquillages, graines, tressages, rideaux décorés de motifs locaux, bois et fibres animent cette salle. La visibilité, l’accessibilité de cette salle, ouverte pour le moment à la demande, quels que soient les jours et les heures (cela ne pourra pas durer éternellement), permettent donc à chacun de s’y familiariser et d’y participer. Cette salle est donc « finie » mais jamais entièrement puisque toujours sujette à différents apports.

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1: Un second tirage du tiki a pu être présenté à l’exposition Mata Hoata. Arts et société aux îles Marquises (quai Branly, 2016), puis accueilli au musée de Sens. Quasi en figure de proue, il introduit à l’exposition L’Errance et le Divers. Le bateau-atelier de Titouan Lamazou (Branly novembre 2018- février 2019). Il pourrait poursuivre sa route vers Rochefort sur mer (festival du Pacifique…) puis Tahiti qui accueillera à son tour l’exposition de Titouan.

Initiation, action et implication

Un autre avantage de cette salle tient également à son emplacement ; au centre du village, pas loin du littoral, elle est visible et très accessible. Le bâtiment, un élément de l’ancienne école, est associé à d’autres structures : un jardin, un préau totalement ouvert et bien visible de plusieurs côtés ; couvert, c’est là que les tirages en plâtre du grand rocher et du tiki furent effectués. Là encore, chacun put aisément observer les différentes étapes des opérations. Ce préau sert aussi de lieu de réunion, de répétition de danses, ou encore d’espace de jeu aux enfants. Passer du préau à la salle patrimoniale, à quelques mètres, se fait donc simplement et naturellement. D’autant plus que des panneaux sur la préhistoire, l’archéologie, les travaux effectués… sont affichés à son mur. Attenant à cet ancien préau, deux salles de classe ont été transformées en atelier, lieu de réunion et de travail, de repos et de discussion. Les chapes de plâtres avec leur peau de silicone y sont conservées. Des panneaux retraçant en photos le déroulement des travaux y sont exposés… Chacun peut donc passer d’un espace à l’autre et ainsi se faire une idée précise de la vie, de l’évolution et de la destination des objets. Les panneaux affichés, comme ceux disposés sur le site pour renseigner et guider les visiteurs, furent préparés et montés dans ces salles ou sous le préau. Certains panneaux furent préparés avec des classes. Les poteaux qui maintiennent ces panneaux furent également sculptés par des jeunes du CETAD (Centre d’enseignement technique adapté au développement) de Taiohae (encadrés par Jean Huukena et David Loffreda).

Les panneaux exposés, sur le site ou à l’ancienne école, ainsi que les brochures d’informations du musée, ont été rédigés en français avec Marie-Noëlle Ottino-Garanger. Une traduction en allemand a été faite grâce à deux jeunes Allemands de passage, passionnés par la culture marquisienne (Miriam et Stefan Riess). La traduction en anglais a été rédigée par une professeure d’anglais, mariée à un Marquisien de l’île de Ua Pou (Marie Lizard et Pacôme Teheitaeva). La traduction en marquisien a été faite avec et par une Marquisienne de l’île de Tahuata, mariée à un jeune de la vallée de Hatiheu (Teoho Barsinas et Teiki Puhetini). Tout cela s’est donc fait selon les possibilités, l’intérêt et les compétences de certains. Cette douce « dépendance » vis à vis d’autrui, qui permet et oblige à une certaine solidarité, est garante de l’implication réelle de la population et de l’adoption d’opérations qui sont ainsi initiées et orientées par un concours de circonstances mêlant intimement intérieur et extérieur, autochtone et allochtone. Il n’y a plus de frontière entre soi et l’autre et, ce que l’on croyait différent, fait pour ailleurs ou d’autres personnes, devient accessible. Cette visibilité, cette variété des espaces, des fonctions, des activités, suscitent toujours une participation qu’elle soit active ou passive. Dans cette société de tradition orale, une grande part de l’apprentissage se fait par l’observation et la mémorisation. Ainsi on peut voir et savoir que ce qui est habituellement visible à l’extérieur et ailleurs, peut aussi être ici et accessible. On sait que chacun peut participer et apporter quelque chose, que cet apport sera accueilli et utile, voire exposé, qu’il s’intègre à un ensemble, un projet, une structure que l’on n’imaginait pas, y trouve une place, un sens et une valorisation à laquelle on ne pensait pas. Cette accessibilité stimule et favorise l’adhésion, elle permet de poursuivre, d’envisager ces objets et ce que l’on fait sous un autre angle. Le spectateur devient acteur, non seulement il peut s’initier et apprendre mais il a la possibilité de faire et d’agir, concrètement. La salle qui en d’autres circonstances pourrait être une réalisation de plus, à laquelle on n’adhère guère, devient ici et de cette façon, une création voulue, personnelle et collective, elle tisse des liens entre personnes et entre générations.

Le succès de cette salle se conforte aussi des nombreuses visites : enfants venant jouer dans la cour de cette ancienne école, ou faisant une pause entre deux répétitions de danse, familles venues par intérêt et curiosité, avec amis, délégations culturelles venues de Tahiti, de Hawaii ou de Nouvelle-Zélande…, touristes, personnalités politiques, responsables scientifiques ou administratifs, gouvernement de la Polynésie française ou représentant de l’État… Cette variété des visites, spontanées ou officielles, donne à la salle une reconnaissance collective au niveau local, régional, voire national, extérieur et institutionnel. Avec le site de plein air valorisé plus à l’intérieur des terres, cette salle représente une seconde vitrine, un support « vivant » ; fruit de desseins et de recherches antérieurs, elle permet d’envisager des projets futurs car elle concours à la reconnaissance d’une population vis à vis d’elle-même et vis à vis de l’extérieur, elle acquière ainsi une légitimité au fur et à mesure de cette reconnaissance, et participe à la capacité de se projeter dans l’avenir.

 

OTTINO, Pierre

MNHN & IRD: PALOC, Paris, France

Références

Ottino-Garanger, P., 2014 - Archéologie partagée, réappropriation des sites et renaissance culturelle aux iles Marquises. Galipaud J.-C.& Guillaud D., Une archéologie pour le développement, Marseille : La Discussion, pp.81-90

Ottino-Garanger P. et M.-N., 1998 - Le tatouage aux îles Marquises, Te patu tiki. Singapour. Gleizal Ch. éditeur, 303 p., Éditions Millet D.

Tribouillard Cl., 2012 - Nouvelles technologies : l’estampage micrométrique. Archéologia 501 : 8-9