Le corpus abordé ci-après est celui du patrimoine archéologique orné non-mobilier39. Sont regroupés sous ce terme l’ensemble des sites d’intérêt archéologique qui présentent dans leur enceinte des « actes graphiques » anciens, indissociables de leur support rocheux, via des techniques de gravure, de peinture ou de sculpture (Clottes, J., 2002). Ils peuvent se situer en intérieur ou en extérieur – on parlera respectivement de contexte « pariétal » et « rupestre ». Les premiers exemples de ces actes graphiques sur support rocheux sont datés entre 30 000 et 40 000 BP en Europe de l’Ouest, et ces pratiques se sont poursuivies en chaîne ininterrompue jusqu’aux périodes modernes et contemporaines. Les progrès rapides dans les technologies de prise de vue, de modélisation et de mise en réseau de l’objet patrimonial accompagné d’un discours réflexif, permettent désormais au patrimoine archéologique, que sa nature ancrait jusque-là dans le sol et la roche et dans son paysage naturel et culturel, d’être répliqué, décontextualisé et transformé avant de servir l’intérêt grandissante du plus grand nombre, et cela sans nécessiter un déplacement vers le site originel.


De la protection au sauvetage, l’enjeu conservatoire

Le spécialiste français de l’art rupestre pour l’ICOMOS écrit : « Chaque site [orné] est comparable à un musée qui se trouverait exposé aux éléments et aux actes de vandalisme » (Clotte, 2002). En effet, les sites ornés sont aujourd’hui plus que jamais soumis aux menaces naturelles et anthropiques aussi bien liées à leur nature qu’à leur environnement direct. La première menace, aggravée par la nature ancienne et géologique des sites, est d’ordretaphonomique. Elle est particulièrement variable en fonction du contexte naturel du site et de sa nature, rupestre ou pariétale. Depuis la fracturation de la roche en profondeur due aux oscillations de climats secs et humides, jusqu’à l’abrasion et l’altération des couches superficielles de la paroi par l’érosion éolienne ou les intempéries, en passant par les attaques ponctuelles d’animaux et de la végétation, les conséquences des phénomènes climatiques, climato-édaphiques et biologiques sont multiples (ibid). Ils peuvent, au cours de l’histoire géologique du site, détruire le sens intrinsèque d’un ensemble de représentations, rendre ces dernières illisibles, ou ne plus laisser soupçonner leur présence par la dissolution ou la fracturation de la roche porteuse. Par exemple, sur l’ensemble de sites de Laas Geel, dans la République du Somaliland, des peintures polychromes datant du Néolithique sont aujourd’hui dans un état très variable de conservation (Gutherz, X., 2011) : le site, resté non clôturé, situé à la confluence de deux rivières, a toujours été un lieu de pâturage.

Le second type de détériorations subies par les sites ornés tient à l’action de l’Homme au cours de l’Histoire. Les attaques contre ce patrimoine sont multiples, et leurs sources très diverses. Parmi elles, les différentes pollutions générées par l’activité humaine au cours de l’Histoire : aujourd’hui encore, l’extension des zones agricoles ou d’activités industrielles telles que l’extraction minière, ainsi que la multiplication des infrastructures, menacent de plus en plus de grands ensembles ornés. Notamment en Australie, sur la péninsule du Burrup, où la plus grande concentration de gravures rupestres au monde est aujourd’hui menacée de totale destruction par l’installation d’usines et d’infrastructures de transport à l’emplacement originel des roches ornées. Au début du siècle, un quart des 300 000 pétroglyphes découverts sur cet ensemble avaient d’ores et déjà été détruits au profit de diverses constructions (Bednarik, R., 2002 : 30).

La nature patrimoniale, symbolique ou culturelle d’un site orné peut également être la cause de nombreuses attaques assumées, voire volontaires. En effet, de nombreux sites patrimoniaux sont menacés par la proximité des zones de combat ou par des organisations terroristes (Girault 2017) comme de nombreux sites ornés du Sahara, en Algérie et en Libye, notamment (Le Quellec, J-L., 2017), quand il n’est pas directement anéanti par les guerres comme c’est le cas pour le site de Palmyre en Syrie. Le patrimoine lui-même devient une cible politique en tant qu’héritage du passé de l’Autre, que l’on cherche volontairement à dégrader, voire à nier (Leturcq, 2006 dans Croissard, P., 2007 : 10). Dans d’autres cas, la nature-même des représentations peut causer la perte du site. Il en est ainsi dans des pays du Sahara où l’Islam interdit certains types de figurations, si anciennes soient-elles, considérées comme contraires à la confession musulmane. Certaines stations telles que l’Enclos des Fiancés, sur le plateau du Yagour (Maroc), ont donc d’ores et déjà été vandalisées voire détruites, malgré le placement des parois ornées sous la protection du patrimoine mondial de l’UNESCO. Dans cette même zone péri-saharienne, certaines populations, berbères notamment, ont intégré les actes graphiques archéologiques dans leur univers mythologique et dans leurs pratiques cultuelles (Graff, G., en cours), induisant parfois aussi des détériorations de la surface (par superpositions de gravures) ou de la base de la roche (par creusements). Il convient enfin d’évoquer ici les détériorations provoquées par la patrimonialisation et la mise en valeur de ces œuvres : la célèbre grotte d’Altamira et ses peintures du Paléolithique supérieur sont les premières à avoir bénéficié aux yeux des chercheurs du titre d’art préhistorique. Dans les années 1960, soit moins d’un siècle après son ouverture au public, le fragile microclimat nécessaire à la bonne conservation in situ des peintures de cette grotte commençait déjà à s’altérer en raison d’un trop grand nombre de visiteurs, et des émissions de CO2. La grotte a donc fermé, conjointement avec l’ouverture en 1979 du Museo nacional y centro de investicacon de Altamira, qui abrite une reproduction fidèle de l’original.

La reconstitution en trois dimensions d’un paysage orné permet à maints égards de préserver le patrimoine originel des attaques qui le vouent à une destruction inéluctable. Ainsi, comme le dit la charte internationale de gestion du patrimoine archéologique « conserver in situ monuments et sites devrait être l'objectif fondamental de la conservation du patrimoine archéologique ». Toutefois un paradoxe majeur apparaît : tandis que la culture tend à̀ se démocratiser, que les patrimoines culturels se multiplient en catégories et en nombre, leur succès même les met en danger. Comme il l’a été mentionné plus haut, différents processus de destruction du patrimoine culturel s’accroissent, sans pouvoir être enrayés par la patrimonialisation. La reconstitution en 3D d’un patrimoine immobilier permet de préserver certains sites originaux en fermant ou en limitant leur accès, tout en poursuivant la diffusion des connaissances qu’ils recèlent et le partage de leur potentiel patrimonial et muséologique grâce à la mise en œuvre et en circulation de leur double numérique ou physique. De nombreuses grottes ornées européennes ont ainsi été dupliquées et fermées, notamment en Espagne et en France. Cette « sanctuarisation » des sites ornés originaux est d’autant plus nécessaire que, non seulement, elle préserve des actes graphiques contre les menaces d’un afflux de visiteurs, mais elle permet aussi de maintenir les conditions environnementales et topographiques d’un lien physique et sémantique avec l’original.

Dans un second temps, un modèle en 3D d’un paysage orné peut, en lui-même, œuvrer pour la conservation active du patrimoine original à long terme. Le simulateur numérique de Lascaux, par exemple, développé par le laboratoire I2M (Institut de Mécanique et d’Ingénierie) permet de visualiser, et de tester virtuellement l’influence de l’air et de l’humidité sur le site original, ainsi que son rapport avec l’environnement local (Lacanette, D., & Malaurent, P., 2010). Le modèle en 3D devient alors un « clone » numérique à l’échelle 1 de l’original, sur lequel toutes les expériences peuvent être effectuées en préalable à une intervention de conservation ou de restauration de l’objet (Coignard, B., et al., 1997). L’objectif de ce simulateur, est de comprendre et de caractériser les phénomènes physiques qui peuvent avoir un impact sur la conservation des actes graphiques et de la cavité à long terme. Il a notamment montré que l’évolution récente du climat de la grotte la rendait vulnérable aux émissions de CO2, et donc à la fréquentation humaine. Le simulateur est aujourd’hui également utilisé pour tester chaque aménagement projeté, afin d’établir leur impact potentiel sur les peintures, et décider ou non de leur réalisation (Lacanette & Malaurent, 2010).


L’enjeu de l’accessibilité aux publics

La copie en 3D, qu’elle soit physique (sous forme de fac-similé) ou numérique (sous forme de dispositifs) présente une immense adaptabilité aux publics, à l’institution et au discours. La reconstitution en 3D a donc été expérimentée dans les pays d’Europe méditerranéenne notamment, et a connu une grande diversité d’adaptations répondant aux diverses contraintes de valorisation des sites ornés.

Il est précisé dans la Charte internationale pour la gestion du patrimoine archéologique que « La présentation au grand public du patrimoine archéologique est […] le moyen le plus important pour faire comprendre la nécessité de protéger ce patrimoine ». En effet, la production de doubles numériques – en particulier quand il s’agit de reproductions à l’échelle d’un site, comme un fac-similé – s’accompagne le plus souvent de la fermeture du site original au public, dans le cadre d’un plan de conservation. Sur le site de la grotte Chauvet Pont d’Arc – reconstitution d’une grotte paléolithique n’ayant jamais été ouverte au public –, on constate une réponse adaptative du double numérique à la contrainte de valoriser un site étendu comprenant des parties quasi-inaccessibles à l’homme. L’original s’étend en effet, tout en longueur, sur plus de 8500m2, ce qui aurait considérablement limité les possibilités de valorisation à des profils de visiteurs variés. La solution choisie par la maîtrise d’œuvre fut alors l’anamorphose c’est à dire de l’enroulement de l’espace dans un bâtiment circulaire, permettant de réduire le parcours de visite à une surface au sol de 3500m2, et le temps de visite à moins d’une heure. Ainsi, non seulement l’ouverture du site Chauvet Pont d’Arc permet de découvrir un patrimoine caché et sanctuarisé, mais permet une accessibilité bien plus large que si l’original avait été ouvert aux publics.

Sur certains sites, on remarque une volonté d’adapter l’objet orné et l’expérience de visite à des publics très ciblés. Dans le cas des sites ornés, éminemment visuels et souvent touchés par des problèmes de conservation, les parois originales ne peuvent souvent être accessibles que par la vision : mais le prototype à l’échelle 1 de l’abri sous roche du Roc-aux-Sorciers obtenu à partir de données numériques en 3D, par exemple, permet au public – mal- ou non-voyant – d’approcher et de toucher les parois sculptées, dans une scénographie immersive qui place le public de cette œuvre rupestre, dans la peau du sculpteur, en plein Paléolithique supérieur (Pinçon, G., et al., 2010). Par ailleurs, comme on en constate de très nombreux cas dans l’art rupestre européen, les figurations suivent le plus souvent le modelé et la courbe de la paroi afin de restituer une impression de mouvement, d’ombré ou de perspective (Clottes, J., 2011 : 199). Le toucher et l’immersion permet ainsi de donner tout son sens et son potentiel éducatif à l’objet. Les reconstitutions à l’échelle 1 ont ainsi très tôt permis d’allier à une exposition scientifique un aspect ludique et particulièrement immersif comme ce fut déjà le cas, en 1837 à Londres, avec la présentation publique de reconstitutions de chambres funéraires étrusques, produites par un artiste sous le contrôle de deux antiquaires, ont été ouvertes au public. Le public était invité à pénétrer, une torche à la main et à l’image des archéologues les ayant découvertes, dans ces reconstitutions fidèlement reproduites. L’immense succès de cette exposition incita beaucoup d’anglais à visiter les sites étrusques (Barbanera, M., 2008). Ainsi, les reconstitutions physiques se sont souvent révélées particulièrement adaptées à ce type d’expositions, notamment pour la réception du discours par les plus jeunes.

Mais le principal enjeu du fac-similé est d’allier, d’une part, accessibilité et adaptabilité aux publics, et d’autre part authenticité de l’expérience de visite. La reconstitution de la Grotte Chauvet offre ainsi aux publics les plus variés une expérience de visite multisensorielle et particulièrement immersive. L’environnement naturel de la grotte a été répliqué dans ses moindres détails. La fraicheur, la pénombre, l’acoustique et les moindres anfractuosités de la paroi dans ses portions ornées ont été restitués. L’aspect humide des parois et les éléments liés à l’histoire biologique et géologique de la grotte ont été minutieusement copiés, offrant ainsi au public une visite immersive où, une fois à l’intérieur de la reconstitution, seul le parcours au sol et la présence d’aménagements pour le confort de visite permet de faire la distinction avec l’original. 

D’autre part, la déclinaison numérique d’une reconstitution est particulièrement adaptable à divers supports. Difficilement utilisable à l’échelle 1, elle permet pourtant une expérience de visite fortement interactive, dans laquelle le visiteur peut se mouvoir, agir virtuellement, et échanger. L’exposition « Pitoti : digital rock art from ancient Europe » met en scène plusieurs dispositifs qui permettent aux visiteurs de se projeter dans l’espace du site orné : au début de l’exposition, un dispositif de réalité augmentée en 3D permet la visite zénithale de la vallée, grâce à un modèle panoramique immersif. On tombe alors sur les gravures au hasard d’une visite déambulatoire virtuelle. Un autre dispositif, qui met en scène des écrans tactiles permettant de faire se mouvoir les figures animalières sur la paroi afin d’appréhender l’agencement des représentations les unes par rapport aux autres, donne un aspect ludique, tout en incluant la force du contact tactile. Le résultat à la fois éducatif et à caractère sensoriel aboutit à une appropriation émotionnelle d’un « patrimoine caché », et d’un objet difficilement visible et lisible – car partiellement effacé ou altéré –, en 3D ; il pourrait donc se révéler susceptible d’attirer un public particulièrement sceptique vis-à-vis de l’institution muséale (Timbart, N., & Girault, 2006), soit les adolescents. Enfin, par rapport au site original, les usagers de tels dispositifs sont en mesure « d’atteindre des réalités qu’ignore la vision naturelle » (Benjamin, [1939] 2000 : 273).

Un autre avantage de la déclinaison numérique de la reconstitution en 3D est la dématérialisation de l’objet. Appliquée aux sites ornés, fragiles et parfois méconnus, l’information du public de l’existence de ce patrimoine est la première étape nécessaire à l’éveil et la mobilisation des consciences pour sa conservation. La grande majorité des structures de valorisation du patrimoine disposent aujourd’hui d’une page internet visant à informer et à communiquer aux visiteurs potentiels les événements de l’institution (Ory Lavollée, B., et al, 2002 : 28). Mais il existe aussi des plateformes d’hébergement et de lecture de fichiers 3D en open access, sur lesquelles des centaines d’objets issus des collections de Musées et numérisés en 3D sont accessibles à tous : via la plateforme Sketchfab, par exemple, la RMN-Grand Palais, le British Museum de Londres, ou encore le Musée d’art et d’histoire de Genève ont mis en ligne des modèles numérisés d’objets des collections exposées ou conservées en réserve, mais aussi de salles entières. Plusieurs panneaux du centre d’interprétation Chauvet-Pont d’Arc (comprenant le fac-similé complet de la grotte ornée) sont également disponibles gratuitement. Ces modèles en 3D, mis à disponibilité de tout curieux ayant un accès à Internet, permet d’illustrer la valeur communicationnelle de la diffusion des contenus numériques, qui peut inciter à la visite en constituant une véritable « porte d’entrée » (ibid) vers l’œuvre et la structure qui l’accueille. 

Léa Lydie De Bruycker

(MNHN, Paris, France)


Pour aller plus loin

Barbanera, M., 2008. The Impossible Museum : Exhibitions of Archaeology as Reflections of Contemporary Ideologies” in Archives, Ancestors, Practices: Archaeology in Light of Its History, Oxford : Berghahn Books, pp.165-175

Bednarik, R., 2002. The survival of the Murujuga (Burrup) Petroglyphs. Rock Art Research, 19, 1, pp.29-40

Benjamin, W., [1939] 2000. Œuvre, Tome 2. Paris : Folio, 459p.

Clottes, J., 2002. L’art rupestre, une étude thématique et critères d’évaluation. Occasional Papers for the World Heritage Convention, Paris : ICOMOS, 15p.

Clottes, J., 2011. Pourquoi l’art préhistorique ? Malesherbes : Gallimard, 330p.

Croissard P., 2007. La protection du patrimoine culturel en cas de conflit armé : enjeux et limites du cadre international. Mémoire de fin d’étude, sous la direction de Osman M.F., Lyon, Institut d’Études Politiques de Lyon, 79p.

Girault, Y., 2017. Sacralité et enjeux politiques des patrimoines, Tunis : Latrach, 318 p.

Gutherz, X., Jallot, L., 2011. The decorated shelters of Laas Geel and the rock art of Somaliland. Montpellier : Presses Universitaires de la Méditerranée, 31p.

Lacanette, D., Malaurent, P., 2010. La 3D au service de la conservation des grottes ornées, l’exemple de Lascaux et du simulateur Lascaux. In situ, 13 

Le Quellec, L.-Q., 2017. Arts rupestres sahariens : État des lieux depuis 2010 et perspectives. Abdgadiyat, 12, pp.47-109

Ory-lavollée, B., Calas, M-F., Devaux, M., Chougnet, J-F., Meslay, O., Giraudin, C., 2002. La diffusion numérique du patrimoine, dimension de la politique culturelle. Rapport à Mme. la Ministre de la Culture et de la Communication, 143 p.

Pinçon, G., Geneste, J-M., 2010. Art rupestre : la 3D, un outil de médiation du réel invisible ? In situ, Revue des Patrimoines, 13, 1, pp.1-3

Timbart, N., Girault, Y., 2006. Représentations sociales et pratiques déclarées d’adolescents franciliens sur les musées. Colloque « Adolescence : entre défiance et confiance », Roubaix, 14p.

 


Ce texte reprend en partie le mémoire de M2 de Léa Lydie De Bruycker, soutenu en 2018 au MNHN, spécialité Muséologie des Sciences, Cultures et Sociétés (MSCS)