Le dispositif participatif décrit dans ce texte est un observatoire qui implique les habitants dans la collecte de données scientifiques sur la dynamique environnementale de la plaine inondable du Rufiji en Tanzanie. Au-delà du simple objectif scientifique de cocréation d’une information environnementale spatiali- sée, l’observatoire vise à favoriser l’engagement des paysans Warufiji dans un dialogue sur les futurs aménagements du territoire, dans un contexte d’insécurité foncière et de tensions autour du projet de construction d’un grand barrage. Dans cet article, nous proposons de faire un bilan des bénéfices d’un tel dispositif et des difficultés auxquelles font face les chercheurs impliqués dans ce type de démarches participatives


Un aménagement du territoire source de tensions

Dans la basse vallée du Rufiji, l’aménage- ment du territoire est source de tensions : deux visions incompatibles du territoire et de son fonctionnement s’y opposent. Pour un paysan Warufiji, la plaine inondable est un territoire agricole doté d’une diversité de conditions édaphiques qui permet l’adaptation à la variabilité interannuelle des crues du fleuve Rufiji et des pluies et d’espérer trois récoltes par an. Il perçoit positivement la crue du fleuve Rufiji qui inonde annuellement ce territoire, la considérant comme un facteur indispensable à une bonne saison agricole. Pour les représentants et les agents techniques de l’État au contraire, la plaine inondable est un espace sous-utilisé, morcelé, à aménager, et la crue du fleuve est perçue comme destructrice (Duvail et Hamerlynck, 2007).

Aujourd’hui, les populations Warufiji se partagent entre le village Ujaama sur les terrasses et les habitations individuelles dans la plaine. L’agriculture vivrière de plaine inondable est mieux adaptée à la variabilité hydroclimatique que l’agriculture pluviale des terrasses, qui occupe une place marginale. Les paysans ont néanmoins exploité des bas-fonds de petite superficie à proximité du village Ujamaa et y ont aménagé des diguettes pour une riziculture assez performante. Dans le village Ujamaa, déserté aux pics des saisons agricoles, les systèmes d’adduction d’eau par pompage dans les lacs ne fonctionnent plus depuis des décennies et les écoles restent largement sous-dotées en enseignants. Cependant, le village reste le cadre administratif légal et les hommes tirent parti de la proximité des lacs des terrasses pour une petite pêche commerciale de proximité qui supplémente l’agriculture familiale. 

Malgré l’échec de la politique agricole de la villagisation et le retour des paysans dans la plaine inondable, celle-ci continue à être perçue par les autorités administratives comme étant une zone sous-exploitée et, par conséquent, ouverte aux investissements et à la modernisation. 

La compétition pour l’espace entre les paysans du Rufiji et les investisseurs privés adossés à l’autorité de l’État est source pour les premiers d’une forte insécurité foncière. Certains villages contestent la validité des titres obtenus par les investisseurs. Ils demandent a minima le respect des limites des terrains aliénés et des engage- ments pris par les investisseurs. Bien que les rapports de force leur soient en général défavorables, les conflits ne sont pas toujours perdus par les villageois. Ainsi, dans le delta du Rufiji, les paysans ont pu arrêter dans les années 1990, avec l’appui d’ONG de protection des droits juridiques des populations locales, le projet de construc- tion de la plus grande ferme crevetticole au monde (Duvail et al., 2010). Plus récemment (2011), les chefs de quatre villages du delta du Rufiji se sont opposés à l’éviction de leurs habitations et rizières situées dans les zones à mangrove du delta (Beymer-Farris et Bassett, 2012; Mwansasu, 2016). À cette insécurité foncière s’ajoute une insécurité économique grandissante. La situation économique des villageois du Rufiji est précaire. La principale source de revenu monétaire des villageois est la pêche, dont les revenus sont très faibles même lorsqu’on la pratique illégalement dans la réserve du Selous (Paul et al., 2011). L’agriculture pour la vente, activité monétaire dominante jusque dans les années 1970, continue à procurer quelques revenus pour certains foyers (noix de cajou, parfois sésame et coton), mais la dégradation générale des conditions d’échange des produits agricoles explique sa marginalisation.


L’initiative du projet et les objectifs des dispositifs participatifs

L’observatoire participatif, mis en place dans le cadre de REMP, financé par la coopération néerlandaise entre 1998 et 2003 et mis en œuvre par l’Union internationale de conservation de la nature, était conçu en appui aux institutions locales (District du Rufiji, Ward, villages) dans un but de gestion environnementale dans une Tanzanie aux services de l’État récemment décentralisés. L’un des objectifs de REMP était de favoriser la communication et la coordination entre les différents niveaux de l’État (national, régional, niveaux inter- médiaires du District, de la Division et du Ward, et niveau du village). Un deuxième objectif était de développer la recherche scientifique pour le développement sur le territoire administratif du District du Rufiji. C’est à cette fin que le projet a encouragé l’élaboration d’un plan directeur de recherche pour le Rufiji, sur la base d’une large consultation locale qui a été discutée par la suite, de 2001 à 2003, par les différents acteurs de la recherche tanzanienne et européenne (Ochieng, 2002). Le plan directeur de recherche propose d’étudier le fonctionne- ment (hydrologique, écologique, socioéconomique) des lacs de la plaine inondable du fleuve Rufiji. 

C’est dans ce contexte que notre équipe de recherche franco-tanzanienne, fonctionnant dans le cadre d’un partenariat entre l’Université de Dar es Salaam (département WREP, Water Resources Programme), le ministère tanzanien de l’Eau et le Centre for Ecology and Hydrology de Wallingford, a été sollicitée par REMP pour collecter des informations sur les ressources hydrologiques et halieutiques de la basse vallée du Rufiji. Nous avons alors proposé un dispositif d’obser- vation hydrologique fonctionnant d’une part avec trois enregistreurs automatiques sur le fleuve (déjà installés en parallèle par un projet de la Banque mondiale sur les sites de Mloka, Utete et du pont Mkapa sur le Rufiji et suivis par les agents du ministère de l’Eau) et d’autre part avec des observateurs locaux assurant le suivi des hauteurs d’eau sur les échelles installées à proximité des trois enregistreurs automatiques et pour neuf lacs attenant à la plaine inondable non équipés d’enregistreurs automatiques. Des pluviomètres ont aussi été 

installés dans des écoles à proximité des lacs et suivis par des élèves volontaires et leurs instituteurs. Enfin, des observateurs de pêche ont été choisis parmi les pêcheurs locaux. Lors de cette première étape de l’observatoire (2001-2003), les niveaux d’eau du fleuve Rufiji et de ses lacs attenants, la pluviométrie, ainsi que les activités de pêche dans les lacs ont été suivis, et des ateliers réguliers de restitution et d’échanges de données ont été organisés (Duvail et al., 2013). Dans cette première phase, l’objectif principal du dispositif était la création d’une information hydroclimatique et halieutique mieux spatialisée. Les premiers ateliers de restitution avaient un objectif de formation des observateurs locaux à l’acquisition de l’information et de diffusion des consignes de remplissage des formulaires. Cependant, cette rencontre entre villageois, fonctionnaires du District et du ministère de l’Eau, et chercheurs s’avéra un bon cadre de discussion des effets potentiels du barrage de Stiegler’s Gorge et présida à la volonté de poursuivre la réflexion collective sur l’après-barrage.

La fin du projet REMP (2003) coïncidait avec l’entrée à l’IRD du premier auteur de cet article, qui a proposé aux équipes de recherche de l’IRD et de l’Université de Dar es Salaam de maintenir le dispositif d’observation 

hydroclimatique et halieutique dans le cadre dun projet de recherche sur les scénarios daprès-barrage dans la vallée du Rufiji. Dans le cadre de ce projet de recherche, il sagissait cependant délargir la réflexion sur les impacts du barrage, en y incluant les potentiels effets dun tel aménagement sur les économies rurales. La proposition de mettre en place un suivi des pratiques agricoles et dalimentation a alors été faite et rendue effective avec larrivée dans léquipe du second auteur (2005): un suivi agricole de plusieurs parcelles représentatives des pratiques agricoles dans la plaine inondable et un suivi de lalimentation de plusieurs foyers de lun des villages étudiés (Kipo) ont débuté.

À l’origine, l’objectif de l’observatoire participatif local était donc de pallier l’absence de données de base sur l’hydroclimatologie locale et les ressources halieu- tiques et correspondait à une commande. La richesse des échanges entre les différents acteurs de la gestion du territoire lors des rencontres a amené l’équipe de recherche à reconsidérer la place des ateliers dans le dispositif. Ces réunions régulières, conçues initialement comme une simple mise en commun des données, ont rapidement pris plus d’importance. En effet, dans un 

contexte où le dialogue entre les usagers des territoires et les agents de l’État est non seulement rare mais aussi compromis par un désaccord sur le fonctionnement de la plaine inondable et sur le rôle de la crue, favoriser la discussion autour des rythmes d’inondation et des effets de celle-ci (bénéfiques ou négatifs) pour le territoire est devenu un des principaux objectifs de l’équipe de recherche. La mise en place d’un observatoire était une opportunité pour que les différents acteurs du territoire (paysans, fonctionnaires à différents échelons de l’État, universitaires, techniciens des ONG) s’expriment et dialoguent à propos d’éléments concrets du fonctionne- ment de la plaine inondable, de l’économie locale et de leurs interrelations (le fleuve, les précipitations, la faune aquatique, les systèmes de culture, l’alimentation), ainsi que des valeurs associées à la crue (avant de décider de sa suppression par un barrage qui régulerait les débits de pointe). Pour les chercheurs l’observatoire est un formidable point d’observation des perceptions, repré- sentations, accords, désaccords ou tensions à propos de la gestion à long terme du territoire. C’est aussi une opportunité d’explorer, autrement que par le recueil de discours ou l’observation de pratiques, et en complément de ceux-ci, les représentations et savoirs locaux sur le territoire et son fonctionnement.

Dans une troisième phase, à partir de 2015, la coopération belge a souhaité recueillir l’expérience des chercheurs de l’équipe franco-tanzanienne pour former des nouveaux cadres du District à la démarche participative et appliquer celle-ci à la mise en place de plans de gestion villageoise des pêches.


Les modalités de mise en œuvre de l’observatoire

  • Qui sont les observateurs locaux ?

 

Les observateurs locaux ont des profils variés et leur niveau de bénévolat n’est pas le même: le suivi des pluviomètres installés dans six écoles, quotidien pendant la saison des pluies, est assuré par des élèves volontaires des dernières classes du primaire (environ 13ans) assistés de leurs instituteurs.

Les observateurs de hauteurs d’eau sont au nombre de deux par station (onze échelles limnimétriques posi- tionnées sur neuf lacs et deux sur le fleuve Rufiji, Fig. 2), soit un total de vingt-deux observateurs. Pour les recruter, un appel à volontaires a été formulé par les chefs de villages se situant à proximité des stations. Au terme de ce processus, deux observateurs locaux par station ont été désignés sur des critères de disponibilité, de proximité de l’habitation par rapport à l’échelle limnimétrique (le relevé des hauteurs d’eau étant quotidien), de compétence en lecture et écriture et avec la consigne imposée par le projet REMP (qui comportait un volet de promotion féminine) de choisir un homme et une femme par lac. Les deux observateurs se relaient dans la lecture des hauteurs d’eau. Les trois premières années, ils ne furent pas rémunérés mais reçurent une bicyclette pour faciliter le trajet vers l’échelle, le critère de proximité des habitations n’ayant pas toujours pu être rempli. Ainsi par exemple, le village d’Utunge, le plus proche du lac Weme, s’en trouve à 5kilomètres de distance. Puis à partir de 2005, une compensation mensuelle de 5 USD fut versée aux observateurs.

Les observateurs des pêches sont au nombre de seize (deux observateurs par lac, sur huit des neuf lacs de la plaine inondable, aucune pêche ne se pratiquant sur le lac Chem-Chem). Ce sont des pêcheurs sélectionnés par l’équipe de recherche parmi les pêcheurs locaux selon les critères principaux d’accès aux lieux de débarquement des poissons et de connaissance des pratiques de pêche. Ils sont rémunérés pour les jours de collecte des données (huit jours aléatoires, tirés au sort chaque mois), en compensation de la journée de pêche perdue et à hauteur

de l’équivalent du revenu moyen d’une bonne journée de pêche (Hamerlynck et al., 2011).

En ce qui concerne l’alimentation du foyer, qui est une tâche exclusivement féminine dans le Rufiji, les neuf observateurs choisis sont tous des femmes. Ces observatrices de l’alimentation, ainsi que les observa- teurs agricoles, ont également été choisis par les chercheurs en fonction de la représentativité de leur foyer par rapport à un éventail de situations socioéco- nomiques identifiées lors des enquêtes anthropologiques.

 

  • La conception des suivis

 

Après 2003, avec le glissement des objectifs des suivis et des recherches, les modalités de mise en œuvre ont été modifiées. Lors de la première phase du dispositif, les villageois avaient reçu une formation à la lecture des niveaux d’eau sur une échelle limnimétrique et une formation à la pesée et la mesure des poissons (2001). Lors de la deuxième phase du dispositif, avec la mise en place de l’observatoire des pratiques de pêches (2003) et des pratiques agricoles et d’alimentation (2005), nous avons pleinement associé les observateurs à la concep- tion du dispositif d’observation.

Par exemple, dans le cas du suivi des pratiques de pêche, les premières observations avaient comme objectif de recenser les espèces présentes dans les lacs. Dans cette première version du formulaire, l’accent était mis sur la reconnaissance des espèces selon leur classification scientifique, la mesure de leur poids et de leur taille et l’identification de leurs caractères biologiques. La fiche d’observation a été remaniée en 2003 par les chercheurs et les pêcheurs. Dans cette deuxième version, le suivi est fait selon les noms et les catégories locales. En parallèle, une correspondance a été construite entre les noms locaux de poissons et les noms scientifiques. Le suivi est mis en œuvre par des pêcheurs et non par des chercheurs et étudiants. Les aspects pratiques de la procédure de suivi sont laissés à leur appréciation. Ils choisissent le moment approprié pour peser, mesurer et dénombrer les poissons pêchés (généralement le matin, au débarquement, juste après la vente et non avant, tel que dans la première version de la procédure). Des renseignements sont pris sur les techniques utilisées et non plus seulement sur les temps de pêche. Il s’agit donc de résultats très différents de ce que pourraient donner les pêches expérimentales classique- ment pratiquées par les halieutes pour connaître la ressource halieutique, mais beaucoup plus riches sur les pratiques et stratégies de pêche (Hamerlynck et al., 2011).

De même, le suivi alimentaire étant un dispositif d’auto-observation, il inclut de nombreuses données difficiles à observer pour un chercheur : il nous informe par exemple sur la nature et l’origine de l’alimentation (zone et saison de culture, identité du producteur–homme ou femme–, acheteur si nécessité d’achat de nourriture, dons, etc.).

En ce qui concerne le suivi de l’évolution des niveaux d’eau et de pluie, la marge de créativité sur les formulaires d’observation était plus faible. Néanmoins, les chiffres de l’échelle limnimétrique et du pluviomètre sont portés sur un formulaire au niveau duquel est fait un appel à la libre observation des changements survenus sur le lac et à des commentaires sur ces changements.

 

  • La collecte des données

 

Les différentes données produites sont rassemblées par des collecteurs issus de l’équipe de recherche, du District ou des villages. Une copie originale des feuilles de suivi est laissée à l’observateur. Les données sont vérifiées puis entrées dans une base de données (de type Excel ou Access pour les pêches) et mises à disposition en accès libre au District du Rufiji. Les données traitées sont restituées lors des ateliers de mise en commun des résultats.

 

  • Les ateliers de mise en commun des résultats

 

Les ateliers sont devenus des éléments importants du dispositif. Les rencontres ont été programmées réguliè- rement (deux rencontres en 2001, deux en 2002 et une en 2003, puis 2005, 2007, 2011, 2013). Elles ont réuni observateurs locaux, agents du District en charge des secteurs de l’Eau, des Pêches et de l’Agriculture, agents techniques du ministère de l’Eau, chercheurs de l’IRD et de l’Université de Dar Es Salaam avec, pour chaque rencontre, un fort taux de participation.

Le choix de la forme de la restitution de l’information était important : chaque observateur est responsable de la présentation des résultats de son suivi, qu’il prépare avec les autres observateurs du même lac. Ensemble, ils proposent leur analyse et interprétation des données recueillies sur leur territoire (évolution des hauteurs d’eau, des précipitations, des pêches, des pratiques agricoles et de l’alimentation des foyers). Les chercheurs font de même en replaçant les données individuelles dans la longueur temporelle de la base de données et géographiquement (par exemple avec des cartes ou des comparaisons entre lacs). La discussion collective porte ensuite sur les données collectées durant la période considérée et sur leur interprétation. Les groupes d’observateurs (pêche, hydrologie, alimentation) se succèdent et chacun découvre ainsi non seulement le travail de ses partenaires de groupe mais également celui des autres membres des autres groupes. Les formes de restitutions allient la présentation formelle utilisée par les scientifiques (discussion sur des graphiques, des cartes) à la narration par les observateurs, aux jeux de rôles, aux jeux de plateaux ou au sol, ou à tout autre média local. Ainsi, la question de la gestion d’un barrage a été traitée 

en utilisant les techniques du jeu de rôles et du théâtre d’improvisation : le contexte est donné (un barrage va être construit en aval d’une plaine inondable) et des rôles sont distribués (gestionnaire de barrage, agent du District, chef de village, agriculteur, éleveur, pêcheur, expert consultant), si possible en favorisant l’échange de rôles entre fiction théâtrale et réalité (par exemple, les agents du District jouent le rôle des pêcheurs et vice versa). Les dialogues ne sont pas écrits mais improvisés. Cette expérience d’un scénario à la fois proche de la réalité mais suffisamment fictif permet aux différents participants d’explorer en commun les éléments de tension autour de cet aménagement et de développer une vision commune de ces points de désaccord et éventuellement de leur solutions potentielles.

Les visites de terrain qui accompagnent les ateliers sont aussi un moment essentiel. Au gré des ateliers, les participants ont pu visiter les différents villages et lacs et ainsi se forger une vision régionale. Le transport étant difficile et coûteux dans la région, il s’agissait pour la plupart des participants d’une découverte. Cette impor- tance de la visite de terrain vaut tant pour les observateurs locaux que pour les agents du District, qui n’ont qu’un maigre budget affecté à leurs déplacements dans la région qu’ils administrent. Enfin, il faut souligner que la régularité des ateliers sur plusieurs années a permis de créer des liens entre les acteurs du territoire.


Résultats et bénéfices

Les résultats et les bénéfices sont de trois ordres.

 

  • En termes de résultats scientifiques

Le recours à des observateurs locaux a démultiplié l’effort de collecte et a permis de construire une

importante base de données (10 ans de données hydro- logiques quotidiennes sur onze sites, données de débarquement de plus de 3500pirogues, plus de trois ans de données alimentaires), données qui sont inter- prétées chaque année mais aussi comparées de façon interannuelle et spatialement (Fig. 3).

La question de la qualité des données s’est posée, surtout au début des suivis. Cependant, avec le temps et l’expérience des observateurs, elle est devenue secon- daire. La collecte s’est beaucoup améliorée après les premiers ateliers. Le fait que chacun présente ses données devant l’ensemble des observateurs et soit cité comme producteur de ces données incite à la qualité. Par ailleurs, au fur et à mesure de la construction des bases de données, des analyses statistiques permettent de repérer des anomalies et de les corriger. Il faut souligner en outre la grande stabilité dans l’engagement des observateurs. Les exemples de remplacement d’observateurs sont peu nombreux. Les appareils ont eu moins de longévité : les enregistreurs automatiques ont cessé de fonctionner au bout de trois ans. L’un d’eux a été emporté par la rivière dès la première année, un autre a été vandalisé, le dernier a continué à fonctionner jusqu’à l’épuisement des piles mais sans être relevé. Le projet de la Banque mondiale n’avait en effet pas budgétisé de fonds pour la collecte, qui se fait avec un ordinateur receveur dédié et le ministère de l’Eau a suspendu la collecte à la fin du projet(sans organiser le transfert de la collecte des données à un échelon plus bas, au niveau du District par exemple, ou à l’Université).

La mise en place de l’observatoire a donc permis aux scientifiques et aux gestionnaires (à tous les échelons) de partager l’accès à une base de données couvrant plusieurs années du fonctionnement hydrologique, halieutique et agricole de la plaine inondable du Rufiji.

Sur le plan qualitatif, les échanges ont mis en valeur les explications locales aux phénomènes naturels. Par exemple, l’explication du remplissage du lac Zumbi par la rivière Msangazi et de celui du lac Umwe par la nappe phréatique a guidé le paramétrage des bilans hydro- logiques. Les observations et discussions libres sur le fonctionnement du lac ont aussi permis de recueillir des éléments de l’histoire et des légendes associées aux différents lacs.

 

  • En termes de réflexion sur le territoire

 

La participation des observateurs locaux à l’obser- vatoire était certes justifiée par la maigre rémunération financière qu’ils percevaient, cependant cette participa- tion ne se serait pas prolongée pendant 13 ans (de 2001 à 2014), avec un faible remplacement des observateurs, sans un intérêt réel de leur part. Par ailleurs, les suivis les moins exigeants en temps (niveaux d’eau, pluviométrie) se sont poursuivis de façon autonome depuis 2014. Pour 

les observateurs locaux, au-delà de la collecte de données à grande échelle, un grand intérêt des ateliers a été de développer la réflexivité, individuelle et commune. Les ateliers permettent aux habitants de divers villages de la plaine inondable de se retrouver, opportunité rare dans cette zone enclavée, et de comparer le fonctionnement de « leur » lac avec celui des autres lacs. Un signe de cet attachement au territoire et de la fierté ressentie par les observateurs est la demande faite aux chercheurs de réaliser un film sur les lacs du Rufiji qui puisse être montré à l’extérieur, ce qui a été fait par les chercheurs et des observateurs volontaires munis d’une caméra légère en 2003, puis par deux réalisatrices en 2013 (Paul et Ahkite, 2013). Plus encore, c’est la discussion sur les pratiques (de pêche, agricoles, alimentaires) et leurs liens avec les saisons qui revêt un grand intérêt pour les paysans. Cet exercice d’auto-observation et la réflexivité sur leurs propres pratiques a généré des discussions et débats qui améliorent leur positionne- ment par rapport aux enjeux de la gestion territoriale.

La réflexion sur les scénarios et sur le long terme est également une réflexion peu commune dans la région du Rufiji. En effet, les rythmes qui gouvernent les stratégies spatio-temporelles sont plutôt annuels et calqués sur la crue du fleuve et sa synchronisation avec les précipi- tations. Par ailleurs, nombre de phénomènes hydro- climatiques, et notamment les rythmes d’inondation, sont interprétés comme des phénomènes surnaturels. Dans ce cadre de pensée, la réflexion sur la possibilité de construire un barrage et de modifier le rythme d’une crue est nouvelle, mobilisatrice et somme toute empreinte de réalisme sur les rapports entre les citoyens et l’État. En effet, dans bien des cas d’étude participative, ce que l’on demande aux paysans c’est de se positionner sur des enjeux pour lesquels ils ne possèdent pas toute l’information. Ils savent pertinemment que leur avis n’aura aucun impact. Dans bien des cas de consultation « participative », les paysans sont au mieux complaisants. Leur offrir de construire une réflexion sur les scénarios possibles à long terme pour leur territoire à partir des données collectées par eux-mêmes est à l’opposé de cette démarche, et cela contribue à l’information des habitants du Rufiji sur les options des politiques publiques et leurs conséquences respectives.

 

  • Sur le plan de la gouvernance

 

Enfin, un des résultats de ces ateliers réguliers a été d’améliorer le dialogue des agents techniques agissant à différents échelons de l’État, entre eux d’une part et avec les citoyens d’autre part, en offrant à tous les mêmes données, les mêmes outils de traitement de cette information et un espace pour les interpréter et en débattre.


Quelques conditions nécessaires à la réussite du dispositif

Il nous semble donc que la mise en place d’un dispositif de recherche participative requiert quelques conditions essentielles. Ainsi que souligné par de

nombreux retours d’expérience, il est essentiel de construire un dialogue dans le temps et reposant sur une explicitation claire des objectifs de chacun et un effort de restitution de l’ensemble des résultats.

Un tel dispositif ne peut être imposé par les chercheurs ou par le gouvernement, il est basé sur le volontariat et l’intérêt des observateurs locaux. À cet égard, l’entier bénévolat étant inenvisageable dans des conditions d’économie précaire, l’équilibre est à trouver entre une compensation du temps de travail trop faible et un défraiement trop élevé qui professionnaliserait la « parti- cipation ».

Pour les chercheurs, la mise en place d’un tel outil ne peut s’envisager qu’en complément des méthodes de la recherche « classique » en anthropologie et géographie. En effet, seule une bonne connaissance du terrain et de la littérature permet d’interpréter et de décrypter le contexte et les enjeux des ateliers de mise en commun.

Conclusion

Les recherches participatives autour de la mise en place d’observatoires se distinguent des méthodes classiques de l’analyse des discours et de l’observation des pratiques en ce qu’elles impliquent les populations étudiées dans la démarche de collecte des données et organisent un dialogue entre les différents acteurs de la gestion du territoire. Ce sont des méthodes qui présentent des écueils, des risques de détournement, mais qui sont aussi intéressantes en ce qu’elles posent de nouvelles questions méthodologiques (comment produire ou revaloriser des savoirs naturalistes qui soient appropria- bles et appropriés localement, mais aussi communiqués à l’extérieur?) mais aussi politiques (un dialogue est-il possible entre des acteurs aux intérêts divergents? Le dialogue entre l’État et les citoyens s’en trouve-t-il modifié ?). Il convient néanmoins de rester prudent vis-à- vis de l’inflation des projets dits « participatifs », caractérisés par la rapidité de mise en œuvre ou bien par la perversion des objectifs de participation aux dépens de l’instauration des conditions d’un dialogue entre les différents acteurs des territoires.

DUVAIL, S.1,*, PAUL, J.L.2, HAMERLYNCK, O.3, MAJULE, A.4, NYINGI, W.D.3, MWAKALINGA, A.5 et KINDINDA, L.6

1 Géographe, IRD, MNHN, UMR208 Paloc, Paris, France

2 Anthropologue, IMAF, Centre Malher, Paris, France

3 Biologiste, National Museums of Kenya, Kenya Wetland Biodiversity Research Group, Nairobi, Kenya

4 Géographe, Institute of Resource Assessment, Université de Dar Es Salaam, Dar Es Salaam, Tanzanie

5 Responsable du suivi hydroclimatique, Bureau d’hydrométéorologie, District du Rufiji, Utete, Tanzanie

6 Pêcheur agriculteur, village de Kipo, District du Rufiji, Tanzanie

Extrait de : Stéphanie Duvail, Jean-Luc Paul, Olivier Hamerlynck , Amos Majule , Wanja D. Nyingi , Aggrey Mwakalinga et Kassim Kindinda, 2017. Recherches participatives en Tanzanie : un observatoire local pour un dialogue autour de la gestion des territoires et de l’eau, Natures Sciences Sociétés 25, 4, 347-359


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Pour citer ce texte: Stéphanie Duvail, Jean-Luc Paul, Olivier Hamerlynck , Amos Majule , Wanja D. Nyingi , Aggrey Mwakalinga et Kassim Kindinda, 2017. Recherches participatives en Tanzanie : un observatoire local pour un dialogue autour de la gestion des territoires et de l’eau, Natures Sciences Sociétés 25, 4, 347-359

Ce texte reprend pour partie l'article téléchargeable ci-dessous:

 

 

 

 


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