Quels sont les risques que rencontrent ou peuvent rencontrer les écomusées dès à présent et dans l'avenir, surtout en raison de leur caractère innovant et non-conformiste, certains diraient même hétérodoxe ou hérétique, par rapport à la norme muséale internationale ?
Comme pour toute innovation, heureusement non encore figée et malheureusement le plus souvent non reconnue par l'establishment culturel, et de plus qui reste largement expérimentale et donc mouvante, l’écomusée est confronté à un grand nombre de risques, dus à son environnement institutionnel, social et politique. Il faut en prendre conscience pour les empêcher de le détruire d’une manière ou d’une autre.
Mais l'exercice est difficile, car il n'y a pas deux écomusées semblables et, si nous adoptons ici par commodité ce mot d'écomusée, nous avons vu plus haut qu'il s'agissait en fait d'une nébuleuse, ou plutôt d'une constellation de projets locaux aux caractéristiques, aux dimensions et aux dénominations différentes. De la liste ci-dessous, il conviendra donc, dans chaque situation, de repérer quels risques sont les plus réels et les plus dangereux pour l'existence et pour l'avenir d'un projet particulier. Nous allons tenter de les énumérer ici, sans les classer dans un ordre particulier, afin de ne pas privilégier tel ou tel ou influencer le lecteur.
Le risque politique
Le territoire est un espace naturel et culturel, mais il est aussi politique. L'écomusée, parce qu'il n'est pas une institution classique, parce qu'il fait appel à des objectifs et à des méthodes non classiques, parce qu'il prétend mobiliser et faire participer la communauté des citoyens, souvent en dehors des structures et des logiques administratives, peut générer des conflits, ou faire l'objet d'une "récupération" politicienne, source d'aliénation sous couvert d'innovation et d'un langage moderne. Il y a aussi les changements d'attitudes politiques, à l'occasion d'élections ou de crises internes au pouvoir local, même parfois suite à l'hostilité d'un simple conseiller. Les élus peuvent tenter d'instrumentaliser l'écomusée pour en faire un moyen de manipulation des citoyens en vue de projets d'aménagement, d'atteintes à l'environnement culturel et naturel, de la préparation d'élections. Certains voient dans l'écomusée un moyen de renforcer une identité locale, pour exclure des éléments exogènes de la communauté. D'autres ne s'intéressent qu'à l'impact de la valorisation du patrimoine sur le tourisme. Le pouvoir local ne va-t-il pas abandonner le patrimoine et les institutions qui le représentent (musées, bibliothèques, archives, associations locales) pour répondre à la demande sociale majoritaire qui fait pression sur lui pour que soit donnée une priorité à l'emploi, à la santé, à l'éducation, aux loisirs ?
Comment donner à l'écomusée, quelque soit son statut et l'origine de son projet, une véritable indépendance pour ses choix et ses programmes, face à ces risques ? Cette question est d'autant plus critique que les citoyens, individuellement et collectivement en communauté, ne sont guère habitués à assumer la responsabilité de leur patrimoine commun ou à jouer un rôle effectif dans le développement du territoire.
Le risque économique
Même lorsque les écomusées sont d'abord et essentiellement des projets et des actions menés par des volontaires, des militants, des associations dites "sans but lucratif", et encore plus lorsque ce sont des opérations professionnelles, liées ou non aux pouvoirs locaux, ils ont besoin de moyens humains et 5 matériels, donc de budgets alimentés par des ressources régulières. Or, depuis le début du mouvement dit de la "nouvelle muséologie", les projets s'appuient surtout sur le soutien financier public, qui prend la forme habituellement de subventions d'investissement et de fonctionnement, normalement annuelles, plus rarement pluriannuelles. Ces budgets de base sont complétés par des ressources obtenues de sources diverses, publiques ou privées, ou du mécénat, à partir de dossiers de projets négociés ou de réponses à des appels à projets.
Or non seulement ces modes de financement entraînent une forte dépendance des pouvoirs publics et de leur "bon vouloir" ou de leurs exigences (ce qui nous renvoie au paragraphe et au risque précédents), mais encore ils sont précaires. Et cela d'autant plus que leur obtention dépend d'arbitrages politiques de la part des décideurs : si les crédits disponibles diminuent, ou si la demande sociale exerce une pression plus forte en faveur d'urgences sociales, les demandes de l'écomusée passent souvent au second ou au troisième rang des priorités.
Ce que l'on appelle actuellement la "crise" économique et sociale, mais qui est peut-être aussi en partie un retournement durable de la croissance au profit des pays émergents, et la conséquence des nouvelles nécessités découlant des changements climatiques et de la prise de conscience écologique a suscité un ensemble de menaces pour les institutions culturelles structurellement fragiles et peu reconnues. Les ressources propres des écomusées sont au mieux faibles et imprévisibles, lorsqu'elles sont faites de recettes touristiques ou de productions locales traditionnelles en cours de redécouverte et de modernisation.
Quant aux mécènes, leurs décisions ne sont pas guidées par des logiques de développement ou de patrimoine, mais par l'intérêt personnel que le mécène, individuel ou collectif, prend à tel ou tel projet. C'est ainsi que les fondations bancaires italiennes, qui sont presque aussi bureaucratiques que les pouvoirs publics, affectent leurs crédits à partir de critères définis par des commissions complètement extérieures aux territoires et aux projets qui les sollicitent.
Pour les écomusées au contraire, du moins pour ceux qui recherchent un certain professionnalisme, les budgets augmentent sans cesse, en raison du coût des salaires du personnel, des prestations externes qui suivent l'inflation et la loi du marché et aussi des normes nationales et européennes de plus en plus exigeantes (accessibilité et sécurité en particulier). Comment, dans ces conditions, rendre l'écomusée capable de remplir ses missions de gestion patrimoniale, d'éducation scolaire et populaire, d'adaptation au changement social, d'accueil des visiteurs, d'animation communautaire ? Comment démontrer aux financeurs traditionnels son rôle d'outil irremplaçable du développement local, culturel, social et économique ? Comment le faire monter dans la hiérarchie des priorités politiques et administratives ?
Le risque du changement de génération
Même lorsque son projet est le fruit de la décision d'une personne, d'une association ou d'une administration, un écomusée est la création d’une génération, à un moment donné de l'histoire du territoire et de sa population. Si celle-ci est composée principalement de mineurs, ou d'agriculteurs, ou d'artisans, il répondra aux goûts, aux préoccupations, aux besoins de cette population, ou de la partie la plus active de 6 celle-ci.
Quand le temps passe et qu’une nouvelle génération active accède au pouvoir d'initiative et de décision, l’écomusée fondé par la précédente garde-t-il son intérêt pour celle-ci ? La société a changé, les activités du passé peuvent avoir disparu, le regard sur le patrimoine être différent. Si la mine a fermé, si les techniques agricoles ont changé, si l'importation de biens de consommation a fait disparaître de nombreux petits artisans ou commerçants, si le territoire a subi une désindustrialisation et que la population active est devenue majoritairement dépendante des activités de services, le passé peut paraître moins important, ou son interprétation peut être différente. Et la troisième génération sera encore plus éloignées des concepts initiaux. Comment accompagner le changement en temps réel ?
La question du volontariat et du professionnalisme se pose ici. Les professionnels sont probablement mieux à même de suivre l'évolution du territoire et des besoins de la communauté, mais ils tendent à remplacer les usagers dans la décision comme dans l'action. Les volontaires, issus de la population, appartiennent souvent à la génération précédente et leurs choix s'en ressentiront. De plus, étant plus âgés, ils ont une disponibilité limitée par leurs projets personnels, par leurs responsabilités familiales et par leur santé. La génération "active", celle des 30-50 ans, est peu ou pas disponible et ne s'investit pas en dehors de son travail et de sa famille. Enfin les jeunes ont une culture propre et ne pratiquent l'écomusée, habituellement, que dans le cadre de programmes scolaires, donc comme un public captif.
- L'écomusée du Creusot-Montceau a essayé de remédier à l'interaction de ces facteurs, pendant quarante ans, à travers diverses crises, pour finalement s'institutionnaliser et renoncer à la participation communautaire.
- A l’écomusée de Seixal, qui a un statut municipal, le changement de génération chez les élus a eu des répercussions évidentes tant sur le choix des nouveaux projets, parfois au détriment des programmes antérieurs de valorisation du patrimoine, qu’au niveau des formes d’interaction avec la population. Ces deux aspects ont été des facteurs importants de la vie de l’écomusée, dans la mesure où de nouveaux programmes immobiliers ont amené de nouveaux habitants et entraîné des aménagements, qui ont exigé des efforts supplémentaires de la part de l’équipe technique de l’écomusée. Malgré des tentatives de la part de divers membres de l’équipe – chercheurs et médiateurs – en vue d’obtenir la participation de membres de la population aux inventaires et à la programmation des expositions, la dépendance exclusive du pouvoir politique et l’arrivée d’une nouvelle génération professionnelle rendirent toujours plus difficile la mise en pratique de la participation communautaire.
Comment faire évoluer le musée au rythme des générations, en essayant de lui donner une génération d'avance, et non pas une génération de retard ? Est-ce utopique ? Un musée peut-il dépasser les 20 ou 25 premières années, sans décliner dans l'esprit des habitants et devenir progressivement, au mieux, un musée classique, à vocation prioritairement touristique ?
Le risque de la non-pertinence
Au delà de la question du rythme des générations, qui s’applique surtout à la communauté, en tant que propriétaire (shareholder) et usager (stakeholder) de son patrimoine, on peut se poser le problème du regard 7 qu'ont sur l'écomusée les autres stakeholders que sont les élus, les agents touristiques, les employeurs locaux, l'administration du patrimoine, les associations, les chercheurs et enseignants de tous niveaux. Sontils d'accord avec les principes, les programmes, les modes d'action de l'écomusée, leur trouvent-ils un intérêt suffisant pour le soutenir moralement, matériellement, intellectuellement, politiquement ? Or, si l'écomusée leur apparaît inutile, ou pas suffisamment utile, ils risquent, soit de l'abandonner à ses propres moyens, insuffisants, soit de chercher à en prendre le contrôle.
Cela d'autant plus que toutes ces parties prenantes ont elles-mêmes des rythmes d'évolution et de changement différents, et qu'elles n'ont pas l’habitude de considérer la communauté comme ayant un droit prioritaire à la gestion et à l'utilisation de son propre patrimoine. Comment donner à l'écomusée une "plasticité" suffisante pour le mettre en situation d'être reconnu comme utile et pertinent par le plus grand nombre de ces acteurs du développement local qui estiment avoir tous une légitimité pour s'intéresser au patrimoine ? Nous retrouverons ces préoccupations dans les observations relatives à la gouvernance de l'écomusée, qui doit pouvoir faire cohabiter dans les instances décisionnelles toutes ces légitimités, à côté de celle de la communauté et de ses membres.
Le risque des intérêts particuliers
De quelle participation parlons-nous ? Ce n'est jamais la population toute entière qui s'investit, mais des groupes, des associations, des amoureux du passé, des militants du développement local et du patrimoine, une minorité agissante, qui contribue à mobiliser ponctuellement les autres citoyens sur des projets concrets d'intérêt général. Ceci est normal et la participation des habitants est une démarche lente à mettre en œuvre, ne serait-ce que parce que la majorité de nos concitoyens ne sont pas prêts à agir collectivement en dehors du système de démocratie de délégation qui est la norme en Europe.
Mais il est un véritable risque qui se retrouve souvent dans les écomusées, en raison du mode de création de ceux-ci. Ils reposent en effet, au départ, sur des personnes peu nombreuses et hyper-motivées. La motivation de celles-ci est généralement l'intérêt général, le service de la communauté, le souci de la ressource patrimoniale et le développement du territoire. Parfois cependant on trouve des porteurs de projets qui agissent surtout en leur nom propre, par intérêt d'érudit, de collectionneur, d'acteur du tourisme local, ou par ambition politique. Ils ont tendance à acquérir et à conserver, non pas un "leadership de service", mais un rôle dominateur au sein de leur communauté.
Ce peut être aussi une volonté extérieure qui cherche le bien des habitants et de leur patrimoine, pour eux et sans eux. Ou bien le désir de contrôler une initiative locale qui pourrait être détournée à des fins politiques ou économiques personnelles. Comment remédier à de telles dérives ? Faut-il recourir à une "labellisation" de l'écomusée, avec un cahier des charges très précis, qui impose le respect de normes, au détriment de l'innovation et de la différence ? Comment concilier le soutien des pouvoirs publics locaux, des universités, des "personnalités" locales, avec les intentions moins désintéressées qu'ils ont ou que nous leur supposons ?
Le risque de la collection
On rappellera ici que, dans le concept de base de l'écomusée, la collection n'est pas au centre du projet écomuséal. Elle est en quelque sorte la résultante de la mission de gestion du patrimoine du territoire et de la communauté que se donne l'écomusée. Celui-ci peut hériter à sa fondation d'une collection, il peut en constituer une à partir de dons spontanés ou pour protéger un ensemble d'objets ou un site en danger aux yeux de la population, etc. Mais il ne faut pas que le soin de la collection et son accroissement prenne le pas sur la gestion du patrimoine global de la communauté.
Or dans écomusée, il y a le mot musée et dans de nombreux pays les écomusées sont soumis, malgré eux le plus souvent, à des lois et règlements qui sont communs à tous les musées et qui accordent la place principale à la collection (voir par exemple la définition du Conseil international des musées). Pour les membres de la communauté, eux aussi, tout musée, fut-il précédé du préfixe "éco", se doit d'accumuler une collection et de la conserver comme le trésor de la communauté. Et des donations que l'on ne peut refuser, ou des collectes plus ou moins spontanées à l'occasion d'inventaires ou d'expositions, vont amener la création d'une collection de plus en plus envahissante et exigeante.
A l’écomusée de Seixal, la constitution d’un vaste patrimoine et la difficulté de maîtriser les nouvelles acquisitions, surtout à cause du désir de répondre aux attentes exprimées par de nombreux habitants du territoire, ont à la fois entraîné une rénovation des pratiques écomuséales et constitué un facteur indubitable de croissance du budget de fonctionnement nécessaire. Les débats sur la patrimonialisation et sur le bilan de la gestion patrimoniale, dès lors que l’écomusée est reconnu comme service du patrimoine à l’échelle du territoire municipal, sont cruciaux pour comprendre les problèmes actuels et rechercher des solutions pour l’avenir de l’écomusée. Le risque est donc de voir l'écomusée devenir plus ou moins vite un musée ordinaire, et la collection mobiliser la plus grande part de ses moyens en personnel, en espace et en budget. Même si l'écomusée, au départ, n'a pas de bâtiment propre et travaille réellement sur l'ensemble du territoire, il va finir par avoir besoin de stocker sa collection, de l'inventorier, de la conserver et de la restaurer, donc d'investir en aménagements et en équipements. C'est ce qui s'est progressivement produit à l'écomusée du CreusotMontceau, ou à celui de Fourmies-Trelon dans le Nord de la France. L'écomusée est alors littéralement étouffé par le nombre d'objets, de documents, et par le temps qu'ils réclament. Sans compter l'effet induit sur la plupart des professionnels à partir du moment où ils se transforment inconsciemment en collectionneurs, tant cette tendance est inhérente au spécialiste du patrimoine : on est fasciné par tel ou tel objet que l'on veut pouvoir étudier, puis conserver, protéger, même si c'est pour l'enfermer au fond d'une salle de réserve.
A Seixal, on a travaillé plusieurs années à l’élaboration d’une Charte du patrimoine, appuyée d’une part sur un inventaire du patrimoine matériel, d’autre part sur le recueil et l’enregistrement de la mémoire orale auprès de centaines d’habitants, constituant ainsi une importante base de données sur le territoire et le patrimoine reconnu par une grande partie de la population, bien au delà de l’inventaire du patrimoine muséalisé. Le principe de la "collection écomuséale", défendu par l'écomusée du Fier Monde à Montréal, pour le 9 distinguer de la "collection muséale", tente de répondre à ce risque. La collection de l'écomusée n'est pas acquise par lui, pour être conservée dans des réserves, mais ses composantes restent à leur place dans le territoire, ou chez des particuliers, ou dans des organismes publics ou privés. Elles sont alors à la fois incluses dans l'inventaire de l'écomusée et confiées aux bons soins de leurs propriétaires ou voisins, tout en restant disponibles pour être utilisées éventuellement par l'écomusée dans ses programmes d'activités.
Cette réponse peut-elle se généraliser, ou bien d'autres sont-elles possibles, telles que le refus de tout don, ou encore la limitation d'une éventuelle collection au nombre d'objets nécessaires pour l'exposition permanente et pour des activités régulières ? Comment enfin résoudre le problème de la gestion de collections préexistantes, inaliénables, confiées à l'écomusée lors de sa fondation, ou de la transformation d'un musée local existant en écomusée ?
Le risque de la patrimonialisation
Ce risque est très proche du précédent. Inscrire un objet, un édifice, un élément de paysage, une tradition, une chanson dans le patrimoine local, au terme d'une procédure participative, comme dans les Mappe di comunità italiennes ou, dans un format plus générique, comme avec le système d’information de l’écomusée de Seixal, c'est déjà leur donner un statut patrimonial. Cela ne vaut certes pas une protection légale ou administrative au sens de l'inventaire national géré en France par le Ministère de la culture, mais cela peut y mener, dans certains cas. Surtout cela peut produire un "gel" de ce patrimoine, plus ou moins équivalent à une muséalisation, même s'il reste dans le domaine public ou dans les demeures privées. Ce gel ne permet pas au patrimoine de continuer à vivre naturellement, à être utilisé, à circuler sur le territoire. Enfin la patrimonialisation a un autre effet pervers à nos yeux, c'est qu'elle peut donner une valeur marchande à tel objet ou à tel édifice, et donc à le faire entrer un jour ou l'autre sur le marché, sans rapports avec son caractère culturel ou affectif.
L'écomusée est ici sur le fil du rasoir, entre la valorisation culturelle qui implique de maintenir en vie le patrimoine reconnu comme tel par la communauté et la valorisation économique qui implique souvent une réutilisation, sous des formes diverses, d'éléments de patrimoine, les deux étant importants, la première pour assurer sa légitimité et sa crédibilité auprès de la population, la seconde pour faire participer le patrimoine au processus de développement du territoire.
L'écomusée peut-il être à la fois musée et entreprise ? Une éducation patrimoniale forte et permanente, s'adressant à tous les membres de la communauté, peut-elle responsabiliser les habitants et les rendre capables de protéger leur patrimoine commun sans le mettre en conserve ? L'écomusée peut-il apparaître, notamment au yeux des responsables économiques et politiques, comme un acteur positif du développement et non pas comme un conservateur passéiste refermé sur lui même ?
Le risque de la norme imposée
La plupart des lois et règlements concernant les musées s'appliquent aussi aux écomusées, sauf en Italie et, peut-être, en Chine. Or ces textes sont établis à partir d'une définition du musée-institution, qui part du principe de l'existence d'une collection inaliénable et qui en définit les conditions de conservation, d'étude, 10 d'exposition, etc., ce qui suppose l'existence d'un bâtiment et l'accueil de publics. Les écomusées ne peuvent pas répondre à des normes basées sur ces principes. De plus, la tradition, sinon la loi, classe les musées en fonction d'une "discipline de base", qui est supposée couvrir la dominante scientifique principale de la collection : un musée est d'ethnologie, ou de beaux-arts, ou de sciences naturelles, ou d'histoire. L'écomusée, qui représente le patrimoine d'un territoire, utilise toutes les disciplines mais ne se reconnaît dans aucune en particulier.
En France, un résultat de cette politique muséale a été la création, à l'initiative de l'Inspection des Musées de province de la Direction des Musées de France, d'une catégorie de "musées de société", au sein de laquelle se trouvent rangés les écomusées. Ces derniers sont donc jugés selon les mêmes critères que les musées locaux d'ethnologie, d'arts et traditions populaires, d'histoire, d'archéologie, d'industrie, etc. Et la Fédération des écomusées et musées de société est le résultat de cette confusion. De pays inventeur de l'écomusée, la France a pris un retard considérable, à quelques exceptions près. En Italie, les écomusées restent au contraire nettement à l'extérieur du monde des musées traditionnels, grâce à l'existence dans beaucoup de régions de lois régionales des écomusées, qui donnent de ceux-ci des définitions spécifiques, reprenant toujours les notions de territoire, de communauté, de patrimoine et, sous une forme ou sous une autre, de fonction sociale de l'institution.
Dans ce pays, de nouveaux risques peuvent apparaître : un trop grand formalisme dû au processus de rédaction de chaque loi, mettant en danger l'originalité de chaque projet et son adaptation au milieu et au territoire ; ou le rattachement à la loi, pour obtenir les subventions correspondantes, de musées locaux qui n'ont rien d'écomusées, suite à un contournement de certains critères de cette même loi. Devant cette situation générale, comment garder à l'écomusée son caractère propre, lui laisser le droit à l'innovation, à l'expérimentation ? Mais aussi comment établir des relations de coopération entre le secteur "hérétique" des écomusées et les secteurs plus orthodoxes des musées et des monuments classés, surtout lorsque le territoire est au moins partiellement commun ? Comment échapper à une contamination par la norme muséale, à la "collectionite", à la transformation de la fonction sociale (touchant la population) en fonction touristique (touchant des publics) ?
Le risque du modèle
Chaque écomusée est unique. Chaque écomusée est innovant sur son territoire, car il n'y a pas deux territoires semblables, deux communautés identiques, deux contextes socio-économiques et culturels similaires : les ensembles patrimoniaux ne se ressemblent pas d'un territoires à son voisin. Il ne peut donc y avoir de modèle d'écomusée, de recette nationale ou internationale qu'il suffirait de copier, au même de manuel de "bonnes pratiques" comme c'est souvent l'obsession des organisations professionnelles ou internationales. Et pourtant, tous ceux qui ont eu l'expérience de la création et du fonctionnement d'un écomusée sont sans cesse sollicités par les personnes qui voudraient créer leur écomusée, ou un projet inspiré de "l'esprit écomusée" et qui ne savent pas comment s'y prendre.
C'est une démarche bien naturelle, dont il faut se méfier. L'écomusée du Creusot-Montceau, dans les années 70 et 80 du siècle dernier, a été très souvent considéré comme "le" modèle de l'écomusée. On est venu du monde entier pour l'étudier. En France même, ses statuts ont été copiés, au point de faire l'objet de recommandations officielles de l'administration des musées pour tout écomusée nouveau. On a parlé de filiation par rapport à cet écomusée, par exemple pour l'écomusée de Bergslagen (Suède). Pourtant les meilleurs écomusées sont ceux qui ont inventé leurs propres projets et leurs propres solutions : ce sont des inventions locales totales. Bien sûr, l'inter-connaissance entre écomusées est utile et souhaitable, pour que les idées, les méthodes, les projets soient partagés et s'enrichissent mutuellement, mais toujours dans l'indépendance et dans le respect du contexte local, et même des idées propres des fondateurs.
Comme il a été dit plus haut, à Seixal le musée municipal, créé en 1982, a adopté l’appellation d’écomusée en 1983, à la suite d’un contact avec le mouvement des écomusées et pour accentuer la spécificité de son cheminement expérimental et de la participation des acteurs locaux intéressés au patrimoine. Il semble possible de trouver des solutions à cette problématique. La principale nous paraît résider dans la coopération entre écomusées et entre écomuséologues, au sein de regroupements, de partages d'expériences sur des bases volontaires et égales : tout projet peut faire l'objet de ce que les revues scientifiques appellent peer review, ou évaluation par les collègues. Des responsables expérimentés apportent ainsi leur regard extérieur au porteur de projet. Cela peut aller jusqu'à un accompagnement dans la durée, mais pas jusqu'à une expertise ou à des conseils.
Ce système fonctionne en Italie avec le groupe "Mondi Locali", ou au Brésil avec ABREMC. D'une certaine manière, les "Journées sur la fonction sociale du musée", qui se tiennent depuis plus de quinze ans au Portugal, jouent le même rôle. N'est-ce pas aussi la responsabilité des rencontres nationales et internationales d'écomusées et de musées communautaires que de faire ressortir le caractère innovant et unique des cas exemplaires étudiés et des projets présentés par les participants, plus que leurs ressemblances, en essayant toujours d'éviter le jeu, stérile et consommateur de temps, des définitions ?
Le risque de l’organisation
Les écomusées ont des statuts différents, selon les habitudes de leurs pays respectifs. En France, ils ont habituellement la forme d'associations de personnes sans but lucratif, qui vivent surtout de subventions publiques. Au Canada, ce sont surtout des "corporations" une forme de société d'intérêt général qui vit de contributions privées et publiques. Au Brésil, ce sont surtout des fondations ou des services rattachés à des municipalités, parfois aussi des associations. En Italie, ce sont des associations, des coopératives, des services municipaux. Au Portugal, ce sont surtout des musées municipaux ; on y a rarement utilisé une dénomination spécifique et ajouté le préfixe "éco".
Dans tous les cas, le problème de leur organisation est relativement indépendant de leur statut juridique. Car se pose la question de la représentation de la communauté et des principales parties prenantes de l'écomusée dans les processus décisionnels, mais aussi celle des partenaires scientifiques et techniques et des personnels volontaires et professionnels. Ici encore il n'y a pas de modèle, mais des risques sérieux de dérive. S'il est évident qu'une volonté idéologique de démocratie participative totale aboutirait à l'inefficacité et au chaos, une gouvernance trop stricte, sous prétexte de rigueur, de professionnalisme et d'efficacité pourrait tuer l'innovation, la liberté d'initiative et l'esprit d'expérimentation.
Dans tous les cas, la crédibilité de l'écomusée et sa soutenabilité reposeront largement sur la qualité de son organisation, sa flexibilité et la cohérence entre elle-ci et les objectifs sociaux et culturels du projet. Dans tous les cas, l'écomusée est une entreprise culturelle qui appartient au secteur de l'économie sociale (ou Tiers secteur) et qui dépend d'un financement hybride, mêlant ressources externes publiques et privées et ressources propres issues de ses membres et de son activité. A ce titre, son organisation devrait associer la communauté, les pouvoirs publics et les partenaires de la société civile, selon des modalités adaptées à son statut juridique.
Comment apporter à l'écomusée, qui est d'abord un projet collaboratif de personnes et d'entités locales intéressées par le patrimoine et le développement, une aide à l'établissement et au fonctionnement d'un système organisationnel cohérent avec ses objectifs et ses besoins en termes de moyens ?
Le risque de la professionnalisation
Les écomusées sont rarement créés par des professionnels et il n’y a pas encore d’"écomuséologues" qualifiés et reconnus comme tels. Il n'y a d'ailleurs pas de formations universitaires spécialisées et celles qui parlent marginalement de l'écomusée soit sont majoritairement consacrées à la muséologie traditionnelle, soit relèvent du secteur du tourisme.
Le caractère essentiellement communautaire de l'écomusée explique qu'il soit normalement l’œuvre d'une personne, plus souvent d'un groupe de personnes membres de cette communauté et ancrées dans le territoire, parfois aussi récemment devenues résidantes, mais très attachées au patrimoine local. Elles sont passionnées, mais pas spécialistes au sens professionnel du terme. Elles sont décidées et disponibles, donnent de leur temps, de leur énergie, de leurs savoirs, parfois de leur argent, et élaborent progressivement un projet, généralement hors des sentiers battus, qu'elles mettront ensuite en œuvre tant bien que mal. Si elles réussissent, elles auront probablement un jour besoin de faire appel à des professionnels salariés, soit pour des travaux manuels et matériels, soit pour des tâches plus scientifiques et techniques.
Les Italiens vont souvent chercher des "coopératives sociales" plus ou moins spécialisées dans l'animation sociale et culturelle. Au Creusot-Montceau, on a initialement recruté des jeunes locaux peu formés, qui se sont ensuite qualifiés jusqu'à obtenir des diplômes universitaires. Mais, comme dans beaucoup d'associations, l'entrée de professionnels dans une entreprise menée par des volontaires ne se passe pas toujours facilement. Les professionnels tendent à prendre le pouvoir, y compris sur les domaines qui sont ou devraient être du ressort de la communauté et des fondateurs, par exemple sur le programme. En outre les salaires et les charges diverses qui accompagnent ces recrutements posent des 13 problèmes récurrents de budgets e de financements externes, et aussi de gestion de la ressource humaine, qui sont rarement de la compétence des fondateurs.
Et pourtant, en temps de crise et de difficultés financières, l'existence de l'écomusée repose parfois sur les seuls volontaires, qui doivent alors se former eux-mêmes, sans pour autant devenir salariés. Mais les volontaires se découragent parfois, se fatiguent ou disparaissent, tandis que les professionnels poursuivent ailleurs leur carrière. Il convient de gérer ces risques dans un esprit de durabilité de l'écomusée et de soutenabilité du patrimoine.
Comment donc trouver un équilibre entre les volontaires et les professionnels ? Comment former les premiers et enraciner les seconds dans le territoire et les faire reconnaître par la communauté ? Faut-il créer des enseignements d'écomuséologie, avec les diplômes et la standardisation qui en découleraient ? Ne peut-on créer des formations professionnalisantes qui s'adresseraient aussi bien aux volontaires qu'aux professionnels et qui s'appuieraient essentiellement sur la pratique et sur des échanges entre écomusées ?
FILIPE, Graça, DE VARINE, Hugues
Extrait de: Graça Filipe et Hugues de Varine, Quel avenir pour les écomusées ?
Cet article a été préparé à la suite de l'intervention des auteurs lors de la conférence internationale sur les écomusées tenue à Seixal du 19 au 21 septembre 2012.