Les méthodes de l'archéologie sont aujourd'hui largement sollicitées dans le monde pour répondre, aux côtés d'autres disciplines des sciences sociales, aux enjeux sociaux du développement. La connaissance du passé, la gestion sur le temps long des territoires, la préservation du patrimoine culturel bâti ou symbolique sont autant de thèmes abordés par cette archéologie au service du développement.
Des sociétés nouvelles en quête d'une identité nationale
À la suite de l'accession à l'indépendance du Vanuatu (anciennement Nouvelles-Hébrides), en 1981, le gouvernement au pouvoir, dirigé par le pasteur Walter Lini souhaita favoriser par différents moyens l'émergence d'une culture nationale. Dans ce contexte, le rejet du système colonial conduit nécessairement à une réécriture de l'histoire, et à une revalorisation d'une coutume reconstituée à partir de règles sociales et de savoirs passés pour permettre l'expression d'un consensus national. Dans un pays neuf, le processus d'historicisation peut provoquer des réactions identitaires localement ou régionalement, car le besoin d'une histoire nationale ne cadre pas toujours avec les besoins individuels qui visent à réaffirmer les racines, à se positionner dans le système socio-politique et à en maintenir les équilibres. Il y avait de ce fait nécessité d'intégrer à la démarche politique nationale de construction identitaire une approche scientifique.
A partir de 1990 débuta l’inventaire du patrimoine historique, culturel et archéologique. Dirigé par deux archéologues, le projet intitulé « Inventaire des Sites historiques et culturels du Vanuatu» (VCHSS- Vanuatu Cultural and Historic Site Survey) illustre l'intérêt d'utiliser les méthodes de l'archéologie pour la conduite de certains projets de développement (Galipaud & Roe, 1990, 1994). Le projet d'Inventaire des sites historiques et culturels, financé par deux structures internationales de développement, l'Union Européenne et l'ORSTOM (maintenant IRD, Institut de Recherche pour le Développement), satisfaisait les ambitions de chacun. Initié par le gouvernement du Vanuatu, il montrait la volonté nationale de préserver les cultures locales ; il contentait également les élites locales soucieuses de valoriser à leur profit les spécificités culturelles de leurs îles, mais également les populations anxieuses de préserver les lieux symboliques de leur territoire ; il rassurait enfin les organismes internationaux qui souhaitaient assurer la pérennité des opérations de développement qu'ils soutenaient, afin de créer les conditions d'un développement privé dans les îles de l'archipel. Et enfin, pour les scientifiques, il permettait de réaliser le premier inventaire systématique des ressources archéologiques du pays.
Un projet culturel ambitieux et innovant
Les Mélanésiens ont un sens profond de leur environnement naturel auquel ils sont liés par un tissu complexe d'évènements et de traditions. La destruction physique d'une partie de cet environnement lors par exemple de l'exploitation forestière ou minière, de la construction de routes et de pistes d'aviation etc.. est encore accentuée par la perte de la culture attachée à ces lieux. Ce déséquilibre local a des effets à long terme qui accélèrent la perte culturelle au niveau régional.
L'objectif du projet, un inventaire des sites dans la totalité des îles de l'archipel, souhaitait répondre à ces attentes en:
- concevant un système national d'inventaire et d'archivage des sites et en créant une base de données de ces sites pour le Vanuatu,
- formant le personnel vanuatais aux techniques d'inventaire ainsi qu'à la planification et à la mise en oeuvre de la recherche,
- informant les acteurs politiques et culturels ainsi que le public sur l'importance du patrimoine culturel et les moyens de le protéger,
- préparant le cadre légal de l'évaluation culturelle et de la protection des sites,
- assurant la diffusion de l'information auprès des interlocuteurs locaux et nationaux.
La méthodologie utilisée fut celle de l'inventaire archéologique dans sa forme la plus classique, c'est-à-dire une cartographie des éléments culturels anciens dans le paysage. Elle fut adaptée progressivement pour prendre en compte la diversité des milieux et des sites inventoriés. La richesse des traditions orales sur l'histoire et les lieux clés de la topographie culturelle ajoutèrent à l'inventaire une dimension nouvelle, invisible lors d'une approche classique qui n'aurait considéré que les vestiges de surface ou enfouis.
Une demande de financement adressée à la Communauté européenne et à l'ORSTOM permit de subventionner le projet sur l'enveloppe allouée aux pays de la zone ACP lors de la 3e convention de Lomé. Le projet initié en 1990 pour une durée de deux ans fut reconduit à la demande du gouvernement du Vanuatu pour deux années supplémentaires et s'est donc achevé en décembre 1994.
La liste des sites à inventorier fut dans un premier temps proposée par les responsables fonciers et coutumiers des différentes îles. Les sites répertoriés sont donc une image fidèle du paysage culturel des îles visitées, tel qu'il est vécu par les communautés locales. Ils dessinent au-delà de leur intérêt intrinsèque les territoires culturels de ces îles, des ensembles de lieux signifiants réunis en réseaux. Dans les îles peu accessibles aux populations fortement enracinées (Santo, Malekula), lieux d'anciens villages et places de danse (nasara dans la langue véhiculaire du Vanuatu, le Bislama) jalonnent des circuits anciens qui délimitent le territoire des groupes. Dans les petites îles et sur la côte Est des îles orientales (Maewo, Pentecôte, Epi ou îles Shepperds), blocs coralliens sur la côte ou récifs émergés dans le lagon personnifient les déités et rappellent les exploits des héros mythiques fondateurs.
Lors des missions de terrain, les zones avoisinantes de ces premiers sites furent systématiquement visitées à la recherche de lieux ou de marqueurs archéologiques inconnus ou ignorés par les populations locales. Cet inventaire est ainsi un miroir de la connaissance traditionnelle, un condensé des constructions symboliques et identitaires locales, mais aussi un palimpseste de l'histoire ancienne. Sur la côte Ouest de la grande île de Santo, par exemple, témoins archéologiques divers, anciens villages et vestiges architecturaux, anciens lieux de cultures et lieux symboliques dessinent un territoire culturel étendu dont l'implantation humaine actuelle ne rend aucun compte. Les savoirs traditionnels sur ces espaces anciens et la datation de certains sites éclairent sur l'ancrage des sociétés dans ce territoire et documentent leur évolution récente. Cette démarche révèle donc une histoire multimillénaire non détaillée car faute de fouille exhaustive des sites archéologiques les plus prometteurs, ce qui n'était pas possible à l'époque. En cela, l'expérience de l'Inventaire des Sites historiques et culturels du Vanuatu transcende le champ particulier de la discipline «l'archéologie de terrain» ou Field Archaeology développée par des collègues anglo-saxons (Hoskins 1955, Taylor 1974) pour permettre une lecture historique globale des paysages. Elle lui ajoute une dimension culturelle, celle que développèrent à peu près à la même époque nos collègues de l'ORSTOM sous la dénomination d'archéogéographie (Guillaud & Forestier 1998. Guillaud 2008), définie comme l'articulation entre les reconstitutions scientifiques que les archéologues peuvent faire du passé et les perceptions qu'en ont les populations actuelles.
Cette vision idéale du projet d'inventaire doit être mitigée de quelques remarques concernant sa réalisation. Dans certaines régions des conflits sous jacents ou une crainte des retombées possibles de cet inventaire entrainèrent le refus de partager ces connaissances. Pour éviter l'enregistrement de données fausses ou incomplètes, il était apparu important d'imposer un certain nombre de règles dont la principale, sans doute, était de ne jamais enregistrer des lieux ou des traditions qui ne faisaient pas l'objet d'un consensus. Dans certains cas, des informations jugées trop sensibles furent néanmoins transmises et archivées dans un catalogue réservé.
Pas d'inventaire sans diffusion et restitution de l'information
L'accumulation des données de terrain pose inévitablement et rapidement la question de leur classement et de leur diffusion. Le catalogage des données de l'inventaire nécessita la création d'une base de données spécifique sous Access. Elle autorisait des recherches rapides en utilisant les critères géographiques ou typologiques et permettait de prendre rapidement en compte ces données dans les projets de développement. Les limites de la diffusion du savoir inventorié (sites secrets ou tabous, par exemple) furent contournées en créant, dans la base, des niveaux de droits d'accès en fonction des sites.
Un rapport d'inventaire détaillé contenant l'ensemble de l'lnformation (hormis les photographies) était systématiquement diffusé en français/anglais et bichlamar auprès du gouvernement et des communautés concernées. Des rapports plus succincts étaient réalisés à la demande pour servir à l'évaluation des risques culturels lors de la mise en place de projets de développement. Des émissions de radio hebdomadaires, enfin, assuraient la diffusion des traditions ou histoires les plus marquantes à l'ensemble des communautés de l'archipel.
VCHSS doit être compris comme un processus participatif. L'expertise historique et culturelle rendue sous une forme utile pour les opérations de développement (cartes, base de données) et valorisante pour les sociétés locales (création et mise en valeur d'un patrimoine) a favorisé un développement tant économique que touristique de ces îles et insufflé dans la jeunesse de ce pays un goût renouvelé pour leur passé. Leprojet a ainsi créé les conditions d'une véritable protection et mise en valeur des patrimoines locaux du pays.
Mieux encore, la multiplicité des approches mobilisées lors de la réalisation des inventaires de terrain ouvre sur une représentation du passé qui transcende les résultats classiques de l'inventaire archéologique et révèle des territoires culturels enrichis par une dimension dia- chronique. Ces résultats tangibles fixent les éléments culturels forts, les lieux structurants, de la culture traditionnelle et de l'histoire (ce que l'on appelle désormais couramment les «géosymboles »). Dans le même temps ce projet, par son approche archéologique initiale, a permis de valider ou de dénoncer des discours opportunistes contemporains. En ce sens, les résultats de cette archéologie de terrain, entre ethnoarchéologie et archéogéographie, ouvrent une nouvelle voie de médiation pour résoudre les conflits culturels provoqués par les opérations de développement en milieu rural. En décembre 1994, le projet d'Inventaire des Sites historiques et culturels du Vanuatu est devenu officiellement un département rattaché au Ministère de la Justice, de la Culture et des Affaires féminines. Le personnel formé pendant quatre années a pu poursuivre l'action d'inventaire dans ce nouveau cadre.
Cet inventaire a révélé une densité insoupçonnée d'informations et de sites. Les quelque 1400 sites inventoriés avec la multitude d'Informations qu'ils contiennent fournissent une base d'inforrmation inégalée dans cette partie du monde, et constituent les jalons du patrimoine national de I'archipel.
Jean Christophe GALIPAUD
IRD: Paloc
Extrait de: Galipaud, J-C., 2014. Archéologie et identité nationale: le projet d1nventaire des sites historiques et culturels du Vanuatu. Dans: Galipaud, J-C., & Guillaud, D. (coord). Une archéologie pour le développement. Marseille : les éditions La Discussion, p.71-80
Pour aller plus loin
Galipaud, J-C., & Guillaud, D. (coord) 2014. Une archéologie pour le développement. Marseille : les éditions La Discussion, 181p TÉLÉCHARGER
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Galipaud J.C., Roe D. 1990 - Proposition de projet pour la mise en œuvre d’un recensement national des sites historiques et archaeologiques pour la république de Vanuatu. ORSTOM et Centre Culturel de Port-Vila. 22 pages.
Galipaud J.C., Roe D. 1994 – Inventaire des sites historiques et culturels du Vanuatu : description, évaluation et recommendations du projet. Rapport final. VCHSS, Port-Vila. 37 pages.
Guillaud D., 2008 – L’archéogéographie : pour une reconnaissance du passé dans l’espace. EchoGeo N°4.
Guillaud D., Forestier H. 1998 – Archaeogeography of former dwelling sites in Northern New Caledonia (District of Koumac, North Province). Man and Culture in Oceania : 14(99-109).
Hoskins GW, 1955 – The making of the english landscape. Hodder et Stoughton, Londres, 326p.
Taylor CC, 1974 – Total archaeology or studies in the history of the landscape. In : A. Rogers et T. Rowley (eds) Landscapes and documents. Bedford square Press, London : 15-26.